1ère Rencontre euroméditerranéenne des familles de disparus

organisée par la La Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme (FIDH)

Paris-Genève-Bruxelles, 8-11 février 2000

 

Témoignages de DAOUD El Khadir et de BALLAGH Brahim

Qui à eux deux comptabilisent 25 années de disparition

 

En premier lieu, nous tenons vous remercier de nous avoir accueilli parmi vous aujourd'hui.

Jusqu'en juin 1991, nous étions entassés les uns sur les autres, ruminant un silence lugubre que nous devions observer à longueur de journée, entourés de murs dont la grise nudité accentuait encore la désolation de ce trou dans lequel nous étions enterrés vivants. Nous ne pouvions pas imaginer - et l'imagination est peut-être l'unique chose au Royaume du Maroc qui échappe à l'appareil répressif - nous ne pouvions imaginer qu'un jour, en ce monde de vivants, nous pourrions témoigner devant vous d'une partie des supplices que nous avons subi en compagnie de plusieurs centaines de nos compatriotes sahraouis et de citoyens marocains.

Si nous sommes aujourd'hui encore en vie et prêt à témoigner sur notre calvaire et celui de tous les frères disparus, nous le devons sans nul doute aux efforts inlassables et la persévérance en premier lieu de nos familles qui ont su prendre tous les risques pour témoigner, des comités de soutien au peuple sahraoui, des ONGs et des associations de défense des droits de l'homme.

Que tous trouvent ici l'expression de notre profonde gratitude.

Nous sommes du Sahara Occidental et à nous deux nous comptabilisons 25 années de disparition. Arrêté pour l'un dans la nuit du 16 au 17 mars 1976, pour l'autre le 11 février 1981 notre enfer fut le même que celui des milliers de disparus à travers le monde.

Yeux bandés, mains menottées derrière le dos, nos ravisseurs nous ont emmené dans un commissariat de police où nous avons subi un passage à tabac pendant plusieurs jours.

Puis nous avons été transférés au tristement célèbre centre d'interrogatoires de Derb Moulay Chérif Casablanca. Ce centre, spécialisé dans les tortures et les interrogatoires, est un passage obligatoire pour tout détenu d'opinion au Maroc.

A Derb Moulay Chérif nous avons connu les pires sévices et les formes les plus horribles de tortures : on nous ligotait les pieds et les mains derrière le dos sur lequel était posé un objet lourd puis on nous suspendait à une barre de fer horizontale. C'était insupportable, chacun pensait que sa colonne vertébrale allait se briser à tout moment.

D'autre fois, nous avons été ligoté nu sur une longue table et on nous plongeait la tête dans un mélange de détergent et d'urine pour nous asphyxier. Les tortionnaires nous ont également fait subir des séances de décharges électriques sur les parties sensibles du corps.

Nous avons été maintenus debout, complètement nus, pieds et mains liés, jusqu' l'épuisement total. Dès que nous nous écroulions, nous recevions des flagellations sur la plantes des pieds et cela produisait des ondes de douleurs qui faisaient vibrer tout notre corps.

Après plusieurs mois dans cet enfer de Derb Moulay Chérif, nous avons été transférés dans d'autres centres secrets de détention à AGDZ, à 80 km à l'Est de Ouarzazate.

Là, nous étions enfermés dans une cellule de trois mètres sur deux, n'ayant pour toute aération que de petits trous percés en haut des murs. Nous n'avions que de vieilles nattes sur lesquelles nous devions nous coucher et un seau en fer qui nous servait de toilette et qu'il fallait vider deux fois par jour.

Au fil des jours, notre santé s'est détériorée. Nous ne pouvions plus nous tenir debout. Nous nous sentions sur le point de mourir.

Nos gardiens nous ont maintenu en vie en nous administrant des rations alimentaires composées d'eau et de soupe à base de lentilles, de pois chiches, d'haricots ou de fèves non cuites qui provoquaient des ravages irréparables à l'estomac.

A force d'épuisement, nos compagnons et nous mêmes avons fini par ne pouvoir nous déplacer qu'à quatre pattes. Plusieurs mourront de faiblesse. Le seul moyen pour communiquer avec les autres cellules était de parler à travers les murs. C'est de cette façon que nous avons découvert que des détenus marocains subissaient le même sort.

Dans ce camp aux portes de l'enfer, nous avons passé plusieurs années. Nous avons franchi le seuil de celui-ci pour être transférés à Kalaat M'Gouna.

L'endroit était encore plus horrible que les précédents. Nous y avons trouvé des détenus sahraouis et marocains, transférés eux aussi de plusieurs autres centres clandestins marocains, comme SKOURA et les villas de la Direction de la Sécurité Territoriale implantées dans toutes les villes du Maroc.

Tortures et mauvais traitements ont constitué notre lot quotidien. Nous n'étions plus que des loques humaines se traînant à quatre pattes. Nous n'avions plus que la peau collée sur des os qui ne nous soutenaient plus. Nous étions presque nus car nos habits étaient tombés en lambeaux à cause du temps et de la saleté.

Dans notre cellule, pleine à craquer, nous ne disposions que d'un bidon en plastique pour nos besoins naturels. Nous nous retenions pour que le bidon ne se remplisse pas trop vite et se déverse à même le sol, ce qui est arrivé à plusieurs reprises lorsqu'il y avait des cas de diarrhées. Quand on se soulageait, les autres fermaient les yeux par pudeur et le nez à cause de l'odeur.

Ceux auxquels il restait un peu de force, se chargeaient de déverser le bidon dehors, ce qui, quand même, leur permettait de voir, un instant, le ciel ou le soleil.

Tout au long de ces années, 52 sahraouis sont décèdés et ont été enterrés dans des fosses communes vite recouvertes de chaux vive pour accélérer la décomposition et atténuer les odeurs. 6 autres mourront quelques jours après leur libération en juin 1991 à cause de la détérioration de leur état de santé

Ceux qui en sont sortis vivants ont tous des séquelles (tuberculose, pneumonie, troubles digestifs, ulcères d'estomac, rhumatismes, problèmes psychologiques).

En juin 1991, on nous annonça notre prochaine libération. Avant la date fixée pour cet événement, nous avons reçus des soins pour améliorer notre état physique et être "présentables".

Mesdames, Messieurs, nous avons donc passé 15 années pour l'un et 10 années pour l'autre, soit à nous deux un total de 25 ans dans les divers centres de détention secrets marocains.

Nous n'avons jamais été jugés et encore moins condamnés par un tribunal. Nous n'avons jamais Éété indemnisés.

Après toutes ces années qui ont gâchénotre jeunesse, nous avons une certitude: Sahraouis nous étions, Sahraouis nous demeurons. Les tortures, les craintes pour nos familles déchirées et restées au pays ne nous ont pas bâillonnées.

L'AFAPREDESA, que nous représentons en Europe, se réjouit que l'Organisation des Nations Unies ait mené à son terme l'identification des Sahraouis habilités à se prononcer sur leur devenir. La Communauté internationale s'est engagée pour que nous puissions nous exprimer au travers d'un référendum. Alors que de lourdes incertitudes pèsent aujourd'hui sur la tenue de ce dernier nous vous demandons solennellement de tout mettre en oeuvre pour que notre droit le plus élémentaire soit respecté. Nous tenons également à rappeler que de nombreuses violations des droits de l'homme sont perpétrées par le Maroc dans les territoires occupés du Sahara Occidental, la répression, l'intimidation subis par la population sahraouie est toujours d'actualité. Nous demandons que soit garantie la liberté d'expression et de mouvement des populations sahraouies, que soit garanti le libre accès aux observateurs et médias internationaux au territoire du Sahara Occidental. Nous demandons également que les multiples appareils répressifs policiers mis en place par le Maroc soient neutralisés afin que le référendum puisse se dérouler dans la transparence et la plus grande régularité. Nous en appelons aussi pour que tous les prisonniers et disparus sahraouis soient libérés, que les dépouilles des personnes décédées en prison soient remises à leur famille et que les personnes qui furent emprisonnées arbitrairement puissent obtenir des soins médicaux et des indemnisations.

Aujourd'hui nous souhaiterions dire à nos frères marocains présents dans cette salle, dont plusieurs ont subi de plein fouet la répression, dont certains ont aussi des proches toujours portés disparus, que le travail courageux entrepris pour faire triompher la vérité doit être mené sans tabou et sans faire l'impasse sur la falsification de l'histoire que nos oppresseurs communs ont voulu imposer.

Nous vous remercions.


voir aussi article dans
Libération du 11.02.00

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