Réponse à l'auteur de «l'Algérie a-t-elle besoin d'un nouvel Etat à ses frontières ?»

Vérités sur le conflit du Sahara Occidental

 

Par Idir Dahmani, Institut Des Sciences Politiques & Relations Internationales, (ISPRI) Alger

 

[Publiée en 2 parties dans le Quotidien d'Oran du 21 avril 2003 - http://www.quotidien-oran.com/quot2521/debat.htm et du 22 avril 2003 - http://www.quotidien-oran.com/quot2522/debat.htm ]

Dans l'article publié par Le Quotidien d'Oran le 09 avril dernier (page Débat) sous le titre «l'Algérie a-t-elle besoin d'un nouvel Etat à ses frontières ?», l'auteur M. Rabah M'rah a voulu bien participer à un débat sur une vielle problématique que connaît (et subit) la région maghrébine depuis bientôt trois décennies. Au résumé, notre chercheur, partisan paraît-il de la realpolitik, veut que le territoire de la Seguiat El Hamra et du Rio de Oro soit marocain, non pas au nom d'un droit ni d'ailleurs d'une force, mais tout bonnement grâce à un torpillage que l'Algérie devrait opérer de connivence avec le Maroc.

Il semble que l'idée de cette contribution qui prétend casser des tabous, mais qui est au fond plus conformiste que le discours du makhzen, ait été conditionnée par deux incidents mais probablement trois de l'actualité nationale et internationale.

D'abord la déclaration faite par l'ancien ministre algérien de la Défense M. Khaled Nezzar à un quotidien marocain, selon laquelle justement, «l'Algérie n'a pas besoin d'un nouvel Etat à ses frontières». Un pronunciamiento qui n'engage (au sens politique du terme) que la personne de Nezzar qui, du reste, a depuis 1975 défendu exactement le contraire de ce qu'il souhaite aujourd'hui. Ensuite, le probable radoucissement que peuvent connaître les relations algéro-marocaines (ce qui est en soi positif) avec la prévision d'un sommet Bouteflika - Mohamed VI, d'une visite imminente en Algérie du ministre de l'Intérieur marocain M. Djettou et, vraisemblablement, de la réouverture des frontières, fermées depuis plus d'une décennie. Enfin, on ne peut pas résister à l'envie de croire que l'atmosphère globale dans laquelle a baigné la guerre in live contre l'Irak avec tout ce qu'elle a véhiculé comme violation flagrante, osée et arrogante de tous les droits, a ouvert l'appétit de M. M'rah de participer à sa manière à cet exercice on ne peut plus séduisant. Voilà pourquoi l'auteur de l'article affirme que «le tabou sur la discussion de la question du Sahara Occidental est enfin levé après tant d'années d'unanimisme inhibiteur de toutes réflexion féconde». Ainsi, il est temps aux yeux de M. M'rah «d'ouvrir un débat dépassionné, serein et rationnel sur ce sujet». Mais ce que les lecteurs du Quotidien d'Oran ont lu ce 9 avril n'est ni dépassionné, ni serein et encore moins rationnel. Avant d'aborder les quatre mythes de M. Rabah M'rah, chercheur au prestigieux Institut national d'études de stratégie globale (INESG), il est nécessaire de constater que, du point de vue strictement méthodologique, l'article, qui se veut documenté, se réfère (mais très rarement) à des sources dont la plus récente est vieille d'au moins 13 ans. L'auteur est sans ignorer, comme il le signale lui-même, que «la lueur des changements radicaux intervenus dans la configuration du monde» a éclairé bien des zones sombres. Dans le fond, et c'est pratiquement la raison qui m'a amené à répondre à la question de savoir si «l'Algérie a besoin...», l'auteur a tenté d'étudier la question du Sahara Occidental comme s'il s'agit ni plus ni moins d'un besoin (ou peut-être d'un désir) que l'Algérie peut ou ne peut pas avoir. «Aspiration naturelle et souvent inconsciente», c'est la définition que donne le Petit Larousse de ce mot clé de l'article en question. Ce qui est franchement dommage pour une contribution qui se fixe comme l'un de ses objectifs de nous convaincre que «ces changements nous imposent de revoir nos options et de nous adapter au nouvel environnement mondial et au nouvel ordre international sans nous culpabiliser outre mesure».

Il semble que pour évaluer une situation, la juger ou préconiser une direction dans l'évolution de cette situation (par exemple une solution d'un conflit), il faut incontestablement avoir au préalable la connaissance la plus complète de la situation en question. «C'est le rudimentaire», aurait dit l'inspecteur Sherlock Holmes pour M. Watson et pour M. M'rah en ce qui concerne le conflit sahraoui. Le Sahara Occidental était donc une colonie espagnole et, en tant que telle, sujette au droit élaboré dans les années 1960 par l'ONU à propos de la décolonisation. Le Sahara Occidental est par conséquent le dernier vestige africain de l'époque coloniale. Il est recensé parmi les 17 territoires non autonomes (TNA) dont la liste est établie par les Nations unies. Le Sahara est le plus grand et le plus problématique de ces TNA et son cas est traité par la quatrième Commission de l'Assemblée générale des Nations unies, à savoir celle qui travaille - notamment - sur les questions de décolonisation. On l'aurait compris, ce territoire ne fait pas partie des «besoins» de l'Algérie.

I. Le Sahara occidental est-il pauvre ?

Si le Sahara Occidental est si pauvre comme le confirme l'auteur, sans prudence et sans aucune preuve objective, l'attitude de l'Etat marocain qui s'est aventuré dans une guerre armée de 15 longues années avec tout ce qu'implique une telle action comme dégâts humains, économiques et moraux, serait, c'est le cas de le dire, outrageusement stupide ou simplement irrationnelle comme disent les stratèges. Les positions de la France qui soutient le Maroc dans le conflit, l'Espagne qui s'y oppose et les Etats-Unis qui soufflent le chaud et le froid, seront-elles aussi irrationnelles ?

En évoquant les découvertes des gisements de pétrole et le fait que les Etats-Unis ont convenu avec le Maroc en 1996 d'un plan d'investissements dans l'ex-colonie espagnole, Victoria Martin écrit ceci : «dans cette guerre pour contrôler ce qui pourrait être un nouveau Golfe du Mexique ou, pire, un nouveau Golfe Persique, aucune puissance ne veut rester à l'arrière. Jusqu'ici, l'Espagne était restée en lice. Elle a résisté aux pressions de Rabat «soutenue par Paris et Washington», qui prétendait que Madrid reconnaît le droit du Maroc à demeurer au Sahara Occidental, et elle a résisté aussi aux coups de boutoir des entreprises françaises et nord-américaines qui, soutenant les thèses marocaines, ont bénéficié au travers de leurs entreprises de licences d'exploration pétrolière» [1]. En effet, l'on apprend, grâce à Mike Fisher, un dirigeant de la multinationale australienne Woodside, qui a découvert du pétrole de bonne qualité face aux côtes de la Mauritanie, que «ce pourrait être un nouveau Golfe du Mexique». Le signal de départ aux chercheurs de l'or noir a été donné en mai 2000 [2]. Plus tard, le monde entier découvre que l'entreprise française Elf Total Fina et la nord-américaine Kerr-McGee ont signé des accords d'exploration avec Rabat dans des eaux qui appartiennent au Sahara. Par la suite, il s'est avéré que James Baker, qui a obtenu les accords de Houston en 1991 où le Maroc et le Front Polisario ont accepté un référendum, le même Baker qui a proposé que le Sahara devienne un territoire autonome à l'intérieur du Maroc, a des relations avec l'entreprise Kerr-McGee. Le scandale Enron (l'entreprise énergétique où James Baker était assesseur) a fait tomber la feuille de vigne [3]. Un euro-parlementaire de la coalition Canaries, M. Isidoro Sanchez qui s'est félicité du fait que l'Espagne n'ait pas cédé à la pression de la France et des Etats-Unis, a affirmé que «le plus dangereux serait que cède l'Algérie, où se trouve la majorité des camps de réfugiés sahraouis». Cité par Victoria Martin, il dira que, «le jour où nous étions en Algérie, pour visiter les campements de réfugiés, le président Abdelaziz Bouteflika avait été appelé par Bush» [4]. Un dernier mot enfin pour dire que James Baker est président honoraire d'un centre d'études qui porte son nom, l'Institut de politique internationale James Baker, à Houston (Texas), qui se spécialise en politique énergétique. Cet homme qui gagnera à ce que le Sahara occidental soit marocain, a de multiples connexions avec des entreprises pétrolières du Texas. Ces mêmes entreprises qui vont sucer l'Irak aujourd'hui et allez savoir à qui le tour demain. Voulant défendre l'argumentation véhiculée par le Maghzen et les alliés du Maroc qui consiste à dire que «le Sahara Occidental est une cause sacrée», l'auteur reproduit délibérément ou par bonne foi, ce discours trompeur comme si la présence de ressources naturelles au Sahara Occidental (pétrole, phosphate, ressources halieutiques) «ne seraient que des coïncidences tout à fait fortuites» [5]. Du point de vue purement commercial, il y a lieu de constater qu'en contrôlant les phosphates du Sahara Occidental, le Maroc «est devenu le premier pays phosphatier du monde (avant les USA) et, de ce fait, était - et est - en position dominante dans les négociations sur le marché international» [6]. Ceux qui suivent l'évolution de la question du Sahara Occidental savent que les richesses de ce territoire ont souvent déterminé l'attitude politique et/ou diplomatique du Maroc et des pays qui entretiennent des relations avec ce dernier. L'on se souvient à titre d'illustration que, quelques mois avant les fameux accords de Madrid et au moment où ce qui est appelé Marche verte s'ébranlait, l'Espagne a exigé, en contrepartie de son «abandon» du Sahara, 35 % des actions de Fosbucraa (65 % des actions étant captées par l'Office chérifien des phosphates) [7]. Le cumul de ces violations bien réelles des richesses sahraouies qui sont autant réelles par le Maroc, a amené le président sahraoui à réagir plus d'une fois. A partir de l'Allemagne où il était en visite, le président sahraoui Mohamed Abdelaziz, a déclaré en 2002, que depuis plus de vingt-sept années le Maroc mène une politique d'exploitation et de rapine des richesses, notamment halieutiques, du Sahara Occidental en violation du statut du territoire» [8]. La déclaration est intervenue au moment où le roi du Maroc venait de proposer aux armateurs galiciens de venir pêcher dans les eaux territoriales sahraouies, et avait signé deux contrats de prospection pétrolières avec deux sociétés étrangères, la Total Fina Elf (française) et Keer-MacGee (USA). Pourtant, «toute puissance administrante ou occupante qui prive les peuples coloniaux de l'exercice de leurs droits légitimes sur leurs ressources naturelles ou subordonne les droits et intérêts de ces peuples à des intérêts économiques et financiers étrangers, viole les obligations solennelles qui lui incombent en vertu de la Charte des Nations unies» [9]. Outre le président sahraoui, plusieurs juristes ont dénoncé le fait que les accords de pêche conclus entre le Maroc et l'Union européenne (UE) bradaient les richesses halieutiques sahraouies en toute illégalité. Pis, l'exploitation illégale des richesses risque de s'élargir au pétrole offshore du Sahara Occidental. Les contrats de reconnaissance signés en 2001 entre le Maroc et les deux compagnies pétrolières ont été reconnus aussi bien par Kerr-McGee que Total Fina Elf [10]. Elles se partagent en effet les eaux sahraouies afin d'y prospecter les zones pétrolifères [11]. Le gouvernement marocain dispose donc des richesses du territoire du Sahara Occidental, sans consulter le peuple sahraoui, la raison pour laquelle un groupe de travail a été créé à l'ONU pour étudier spécifiquement la légalité de ces contrats [13].

II. Solution de la 3ème voie c'est la ... non solution.

Le conflit du Sahara Occidental ne peut être résolu, tout au moins théoriquement, que par trois manières. D'abord l'indépendance du Sahara Occidental que les Sahraouis, l'ONU, l'OUA, la communauté internationale et plusieurs ONG ne cessent de revendiquer en organisant un référendum d'autodétermination. Le plan onusien et les accords d'Houston qu'ont signé les deux parties en conflit organisent les termes de ce référendum.

Ensuite l'annexion pure et simple du territoire de la Seguiat El Hamra et du Rio de Oro au royaume du Maroc. C'est-à-dire la colonisation qui a été visée par la guerre de 1975. Enfin la (troisième voie) ou l'Accord-cadre ou encore l'autonomie élargie. Cette idée n'est pas nouvelle, elle a été une demande du Maroc depuis longtemps et bien avant la désignation du parrain de la (troisième voie), James Baker en 2001.

La situation commençait à devenir réellement dangereuse en juin 2001 quand le Secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Anan, reprend ce projet à son compte, propose en Annexe du rapport [14] l'Accord-cadre et demande à James Baker d'en discuter avec les parties. Soulignant au passage que, contrairement à ce qui se dit, l'Accord-cadre ne remet pas en cause le référendum mais, ce qui est de loin plus périlleux, abandonne le principe du droit à l'autodétermination dans son ensemble [15]. Comment ? l'Accord-cadre prévoit en effet un référendum qui serait organisé «dans les cinq ans» qui suivront l'autonomie large du Sahara Occidental sous la souveraineté marocaine et les électeurs seront tous ceux qui ont «résidé en permanence au Sahara Occidental durant toute l'année précédente». Ce qui voudrait dire que, tous les «colons» marocains déjà présents, et même ceux qui s'installeront un an avant le référendum, pourront voter. Résultat : les Sahraouis, seuls titulaires du droit à l'autodétermination, ne représenteraient qu'une faible minorité parmi ceux autorisés à voter. Durant les cinq ans qui précéderont le référendum, le Maroc, seul, disposera des relations extérieures, la sécurité, la défense, «y compris la détermination des frontières ...», la «préservation de l'intégrité territoriale contre toute tentative de sécession», auxquelles on peut ajouter le contrôle des armes, de la monnaie, des télécommunications, des douanes... (Accord-cadre, par. 2). En revanche, les Sahraouis géreront le gouvernement local, budget et impôts locaux, sécurité interne, culture, éducation, commerce, transport, industrie, etc. (Accord-cadre, par. 2). Remarquons que cette forme d'organisation ne diffère que de peu d'une fédération à l'intérieur d'un Etat fédéral. De peu, c'est-à-dire aucune garantie d'une relation démocratique entre les Sahraouis et le pouvoir central. Il y a lieu de s'interroger sur le sort d'une autonomie sous un régime où le pouvoir et la souveraineté sont l'apanage du roi. Le cas de l'Indonésie, qui n'a pas évité la fin de l'occupation de Timor, quand bien même elle reçut exactement comme le Maroc un soutien politique, est éloquent.

III. La position algérienne

A la lumière de ces éléments, l'attitude algérienne est autant rationnelle que juste. A l'inverse de ce que disent M. M'rah et le général Khaled Nezzar qui l'a inspiré, aucun semblant intérêt stratégique ou économique ne justifierait un changement de la position algérienne. Cette position qui n'a pas changé est la plus appropriée, non seulement parce qu'elle est en adéquation avec la légalité internationale et avec l'opinion de la majorité des acteurs internationaux, Etats aussi bien qu'organisations intergouvernementales, mais singulièrement pour des raisons plus importantes. L'auteur du précieux livre «State and Civil Society in Algeria», le spécialiste du Sahara Occidental, M. Yahia Zoubir, affirme que la question du Sahara Occidental «est une question de sécurité nationale. L'annexion du territoire sahraoui par le Maroc, avec la bénédiction du Conseil de Sécurité de l'ONU, ne ferait que raviver l'irrédentisme marocain. Il ne fait aucun doute que les Sahraouis reprendraient les armes avec toutes les implications que l'on sait. Le Maghreb en souffrirait énormément» [16]. Le même professeur parle de deux autres raisons qui expliquent la position algérienne. D'abord d'un «point de vue psychologique et idéologique», car les Algériens ne peuvent pas s'empêcher de s'identifier à la cause sahraouie qui est une question de décolonisation. Ensuite, «la diplomatie algérienne a investi des ressources et des hommes pour soutenir cette cause, qui repose sur la légalité internationale» [17].

Une dernière phrase enfin : personne ni aucun Etat n'a le droit de disposer du sort des Sahraouis sauf eux-mêmes et c'est exactement ce qu'ils demandent depuis des années, comme l'ont fait les Algériens un certain 1962 après un siècle et 32 ans d'occupation. Et quand on leur dénie ce droit, a fortiori légitime et reconnu par toutes les instances internationales, ça ne s'appelle pas du réalisme politique mais un crime contre un peuple.

NOTES

[1] La UE, preocupada por el juego sucio de EE UU y Francia en el Sáhara, Victoria Martin, TIEMPO DE HOY / Nº 1.033 18 de febrero de 2002.
[2] même source.
[3] SPS, février 2002
[4] Martine de Froberville, présidente du Comité sur le Sahara Occidental et auteur de «Sahara Occidental, la confiance perdue
- L'impartialité de l'ONU à l'épreuve» - L'Harmattan 1996.
[5] arso.org.
[6] Victoria Martin, TIEMPO DE HOY / Nº 1.033 18 de febrero de 2002.
[7] Angel Pérez Gonzàlrz, La question du Sahara et la stabilité du Maroc, IREEIS, (12/11/2002).
[8] SPS Berlin, 15/12/02.
[9] Résolution 46/64 du 11 décembre 1991.
[10] Communiqué de presse du 26 mars 2001, la Commission européenne.
 [11] Communiqué de presse du 4 octobre 2001, Kerr-McGee Corporation.
[12] Communiqué de presse du 19 octobre 2001, Total Fina Elf.
[13] De Saint Maurice Th. - «Sahara Occidental 2001 : prélude d'un fiasco annoncé». - Actualité et Droit International, février 2002.
[14] Rapport du Secrétaire général sur la situation concernant le Sahara Occidental, 20 juin 2001, S/2001/613, et notamment Annexe 1 : Accord-cadre sur le statut du Sahara Occidental.
[15] De Saint Maurice Th. - «Sahara Occidental 2001 : prélude d'un fiasco annoncé».- Actualité et Droit International, février 2002.
[16] Yahia H. Zoubir, Les Débats février 2001.
[17] Yahia H. Zoubir, in «State and Civil Society in Algeria», Ed. North Africa in Transion. State, Society, and Economic Transformation in the 1990s», University Press of Florida, 1999.

 

 

 


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