Interview de James Baker III

 

Traduction littérale et non autorisée de la transcription de l'interview de James Baker III, réalisée dans le cadre de la diffusion sur PBS-TV (USA) du film Sahara Marathon, consacré au conflit du Sahara Occidental.
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original en anglais

 

19 août 2004 : L'ancien secrétaire d'Etat des Etats-Unis et ancien Envoyé personnel du secrétaire général de l'ONU pour le Sahara Occidental, James A. Baker III, s'entretient avec la journaliste Mishal Husain du long conflit du Sahara Occidental .

MISHAL HUSAIN : Le Sahara Occidental est une partie du monde que très peu d'Américains ont l'occasion de visiter. Vous avez été sur place. Quelles sont vos impressions du pays et de ses habitants ?

JAMES A. BAKER III : J'ai séjourné au Sahara Occidental proprement dit et dans les camps. C'est bien sûr presque désertique, c'est le Sahara. Il y a maintenant un programme de visites de familles dans le cadre des mesures de confiance entreprises avec l'aide des organisations humanitaires des Nations Unies et d'autres agences de l'ONU.

MISHAL HUSAIN : Mais qu'est-ce qu'il y avait dans ce conflit qui vous a incité à vouloir vous impliquer ? Qu'est-ce qui vous a incité à vous impliquer dans ce conflit?

JAMES A. BAKER III : Quand Kofi Annan m'a contacté en 1997 pour éventuellement l'aider au sujet du Sahara Occidental, j'ai dit, Kofi, le Sahara Occidental n'était pas un sujet de premier plan lorsque j'étais secrétaire d'Etat. En fait, je ne pense pas que cette question soit jamais parvenue au septième étage, pendant les quatre années où j'étais secrétaire d'Etat. Mais si vous avez eu le privilège, comme moi, d'être secrétaire d'Etat des Etats-Unis et que vous avez l'expérience que j'ai dans la résolution des conflits, je pense que c'est une obligation de l'utiliser pour aider les gens, si vous le pouvez.

MISHAL HUSAIN : Et finalement vous y avez passé sept ans ?

JAMES A. BAKER III : Et j'ai fini par être l'envoyé personnel du secrétaire général pendant sept années. Pendant cette période j'ai organisé 14 réunions formelles avec les parties sur trois continents et un grand nombre de réunions informelles avec l'une ou l'autre partie. Nous avons mis beaucoup de plans sur la table, trois ou quatre propositions différentes, y compris le Plan de règlement, accepté par les parties en 1991, quand Javier Perez de Cuellar était secrétaire général de l'ONU.

MISHAL HUSAIN : Dans le film nous voyons le peuple sahraoui, nous voyons Abdullah, par exemple, qui désire ardemment retourner dans son ancienne maison. Est-ce que vous avez ressenti fortement la situation difficile du peuple sahraoui ? Est-ce que vous ressentez que les Sahraouis ont peut-être souffert une injustice ou qu'ils ont un droit à l'autodétermination ?

JAMES A. BAKER III : Si vous voulez être un médiateur impartial, non partisan, vous n'abordez pas ces problèmes avec une idée préconçue. Mais il est vrai que les Sahraouis sont dans une situation très difficile, vivant dans ces camps de réfugiés, subsistant uniquement grâce à des dons d'organismes bénévoles privés. Et, bien sûr, nous cherchions à trouver une solution politique, si possible, qui assurerait l'autodétermination, comme les résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU l'exigent et au moins donnerait à ces gens une chance d'exercer l'autodétermination.
Quand j'ai commencé mon travail je croyais que le conflit était mûr pour une solution basée sur une autonomie, par laquelle les Marocains laisseraient les Sahraouis s'autogouverner. Le conflit serait résolu, les réfugiés des camps retourneraient dans leur territoire, et une large autonomie leur serait accordée. Pendant les sept années, j'ai travaillé dur sur ce projet. Nous n'avons pas été en mesure de le réaliser.

MISHAL HUSAIN : Pourquoi était-il si difficile à l'époque de réaliser le plébiscite ? C'était certainement la manière la plus équitable de régler le problème; ce référendum avait été promis depuis treize ans.

JAMES A. BAKER III : Il faut revenir à 1991, à l'époque de Javier Perez de Cuellar, secrétaire général de l'ONU. Il a proposé quelque chose appelé Plan de règlement, que le Maroc et le POLISARIO avaient accepté, un plan sanctionné par un vote basé sur un recensement espagnol de 1975 ou de 1976. Plus nous approchions de la mise en oeuvre du plan de règlement - et nous nous en sommes approchés de très près, en fait, nous avions un code de conduite pour la votation, accepté ici à Houston à l'institut Baker, nous avions les accords de Houston également acceptés. Plus nous approchions du terme, plus les Marocains devenaient nerveux, craignant, je pense, qu'ils pourraient ne pas gagner ce référendum.

MISHAL HUSAIN : Est-ce que vous leur en voulez d'avoir fait échouer votre plan et vous n'êtes plus... ?

JAMES A. BAKER III : Attendez une minute - maintenant vous sautez les étapes. Je parlais du vieux plan, le plan de 1991. Laissez-moi vous parler de mon plan, qui est toujours sur la table, appelé Plan de paix pour l'autodétermination du peuple du Sahara Occidental. Ce plan a modifié le plan de règlement, que le Maroc ne voulait plus et dont il refusait la mise en application de la façon prévue. Ce plan a élargi l'électorat de sorte que chacun au Sahara Occidental aurait le droit de voter sur cette question d'autodétermination lors du référendum et pas seulement les personnes identifiées dans le recensement espagnol de 1975 ou de 1976. Et même avec cette disposition, ce nouveau plan, d'ailleurs approuvé à l'unanimité par la résolution 1495 du Conseil de sécurité, les Marocains ont conclu qu'ils n'étaient pas disposés à risquer une votation dans ces circonstances. Et, bien sûr, il a été impossible d'arriver à une solution acceptée par les deux parties. Le Conseil de sécurité n'a jamais voulu imposer une solution, c.-à-d., de passer du chapitre 6 de la Charte de l'ONU, qui exige le consensus des deux parties, au chapitre 7.

MISHAL HUSAIN : Est-ce que c'est la raison pour laquelle vous avez finalement décidé qu'il était temps d'arrêter ? Avez-vous estimé que vous ne pouviez en faire davantage ?

JAMES A. BAKER III : J'ai tout fait ce que je pouvais, je crois, partout dans le monde, pendant sept ans, et j'ai pensé, bon, peut-être faut-il laisser quelqu'un d'autre tenter le coup. J'ai travaillé pendant sept ans bénévolement. Je n'aurais accepté aucun dédommagement et, en fait, je n'ai pas même demandé le remboursement de mes dépenses. J'ai beaucoup fait - avant le plan de paix pour l'autodétermination, nous avons eu l'accord-cadre. Nous avons eu le plan de règlement. De nombreuses approches différentes ont été essayées pendant ces sept ans.

MISHAL HUSAIN : Certains Sahraouis pourraient penser, peut-être, que vous les avez abandonnés, parce que la réalité de leurs vies et de leurs problèmes n'a pas changé et que probablement leur meilleure chance pour une solution était l'idée que vous aviez proposée.

JAMES A. BAKER III : Ça pourrait être ainsi, mais je ne pense pas que c'est ce que vous allez entendre, si vous vous entretenez avec certains d'entre eux. Je pense qu'ils vont vous avouer que je suis resté beaucoup plus longtemps que ce qu'ils pensaient au départ. Ce que je sais, c'est que j'ai fait de mon mieux et que j'ai essayé tout ce que je pouvais.

MISHAL HUSAIN : Quelle a été l'importance de la question du pétrole pendant le conflit ? Nous avons maintenant les premières indications de diverses compagnies pétrolières qu'il y a probablement des gisements exploitables commercialement sur la côte. Pensez-vous que cela rendra plus difficile la solution de ce conflit parce que les enjeux sont plus importants ?

JAMES A. BAKER III : Je ne suis pas sûr que cela rendra la solution plus difficile. Le conflit a commencé en 1975. Et le conflit va continuer indépendamment de la découverte de matières minérales. En fait, s'il y a des indices pour une production économiquement viable, cela pourrait même faciliter finalement une solution politique mutuellement acceptable. Mais la vraie question c'est qu'aucun membre du Conseil de sécurité n'est disposé à s'impliquer politiquement dans la question du Sahara Occidental. C'est ce qui rend la question si difficile, parce qu'elle a si peu d'importance que les membres du Conseil ne sont pas prêts à risquer de s'aliéner soit le Maroc, d'une part, soit l'Algérie, de l'autre, en prenant une position déterminée. Et ils ne sont pas disposés à demander à l'une ou aux deux parties de faire quelque chose qu'elles ne veulent pas faire.

MISHAL HUSAIN : Mais sur la question du pétrole, le Maroc est un grand importateur de pétrole et il est également une partie dans ce conflit. Avec pour conséquence que cette région est plus intéressante pour son pétrole qu'elle ne l'était avant. Est-ce que cela ne rend pas le Maroc plus déterminé à s'y accrocher et à accroître les difficultés pour parvenir à une solution ?

JAMES A. BAKER III : C'est difficile à croire, parce que le Maroc est absolument déterminé à s'y cramponner. C'est une question sur laquelle, à l'intérieur du Maroc, il n'y a aucune divergence. Tout le monde, tous les partis politiques, tous, de quelque opinion soient-ils, vous diront que le Sahara est marocain. Point final. C'est comme ça.

MISHAL HUSAIN : Est-ce que la question du pétrole, peut-être, vous intéresse personnellement, parce que vous connaissez très bien cette industrie ? Vous avez eu des liens avec cette industrie...

JAMES A. BAKER III : Non, c'est ridicule.

MISHAL HUSAIN : Est-ce que c'est quelque chose qui a retenu votre intérêt ?

JAMES A. BAKER III : C'est absolument ridicule. J'ai été invité à faire ceci par le secrétaire général. Je vous ai dit pourquoi je l'ai fait. Je l'ai fait parce que si vous avez eu la faveur d'être secrétaire d'Etat des Etats-Unis et que vous possédez l'expérience de la résolution de conflit que j'ai, et que vous pouvez peut-être faire un peu de bien pour des gens des deux côtés du conflit, vous devez le faire.

MISHAL HUSAIN : Est-ce une raison, peut-être, pour que les Etats-Unis s'intéressent à la région ? En ce moment où nous avons des problèmes au Moyen-Orient. La question du pétrole en Afrique de l'Ouest est-elle une raison pour que les Etats-Unis s'intéressent davantage au Sahara Occidental ?

JAMES A. BAKER III : Je ne pense pas vraiment. Je veux dire que vous avez le Front POLISARIO qui a signé des contrats avec des compagnies australiennes. Vous avez le Maroc qui a signé des contrats avec d'autres compagnies, certaines en Europe, certaines aux Etats-Unis. Si on faisait des découvertes, cela pourrait rendre la question plus intéressante. Il n'y en a pas encore eues, à ma connaissance. Je ne pense pas qu'il y aura des découvertes importantes.

MISHAL HUSAIN : Vous avez parlé il y a un moment de la façon d'impliquer le Conseil de sécurité. Pensez-vous qu'à l'époque de la guerre contre le terrorisme, le fait qu'il y ait des soupçons d'activité terroriste au sud du Sahara pourrait peut-être changer cela ? Il y aurait, peut-être, une raison, car c'est une région à observer de près, une région où on ne sait pas ce qui pourrait s'y produire.

JAMES A. BAKER III : C'est possible. Je pense que c'est même fort possible. On se préoccupe, comme vous dites, du terrorisme au sud du Sahara, mais en vérité aussi bien l'Algérie que le Maroc, qui sont ici les deux principaux protagonistes, coopèrent, en particulier avec les Etats-Unis, dans la guerre contre le terrorisme. Ainsi c'est un problème difficile pour les Etats-Unis, plus difficile peut-être pour les Etats-Unis que pour d'autres pays, parce que les Etats-Unis veulent rester proches du Maroc et de l'Algérie.

MISHAL HUSAIN : L'activité terroriste au sud du Sahara pourrait-elle s'étendre au Sahara Occidental ? Puisque l'armée des Etats-Unis parlait en avril de cette année d'extrémistes musulmans se déplaçant dans ces énormes espaces ouverts, en disant qu'ils se déplaçaient là comme sur une mer.

JAMES A. BAKER III : C'est imaginable. Je pense qu'il y en a au nord de la Mauritanie, en ce moment, il y a une certaine activité - et en Afrique sub-saharienne. Ainsi je suppose que c'est possible. Il y a de grands espaces vides ouverts dans des environnements très très rudes.

MISHAL HUSAIN : Il serait vraisemblablement facile à des personnes de s'y cacher ?

JAMES A. BAKER III : Difficile de se cacher dans un désert mais...

MISHAL HUSAIN : Pensez-vous cependant que dans un contexte plus large les Etats-Unis peuvent se permettre de laisser des conflits comme celui-ci - le Sahara Occidental dure depuis presque 30 ans - peuvent se permettre de laisser suppurer cet abcès? Je veux dire que l'Afghanistan a été ignoré si longtemps et, vous le savez, il s'est avéré que c'est devenu quelque chose que les Etats-Unis...

JAMES A. BAKER III : L'Afghanistan n'a vraiment pas été ignoré. Nous avons soutenu les moujahidines contre l'occupation soviétique, nous ne l'avons certainement pas ignoré.

MISHAL HUSAIN : Mais dans la période suivante et avant le 9/11 ?

JAMES A. BAKER III : La période suivante, avec le succès des talibans, ouais, peut-être. Mais c'est un conflit de basse intensité. Regardez, il n'y a aucune situation nécessitant une intervention (action-forcing event) dans le conflit du Sahara Occidental. Le Maroc a gagné la guerre. Il occupe le Sahara. Pourquoi devrait-il accepter quoi que ce soit ? Donc il est peu disposé à faire des concessions. Cependant il y a une très bonne raison pour qu'il le fasse, c'est qu'il n'aura jamais l'imprimatur de la légitimité internationale pour son occupation du territoire, à moins de conclure un accord qui trouve la bénédiction de la communauté internationale, la bénédiction du Conseil de sécurité, ou qui soit acceptable pour l'autre partie. C'est pourquoi nous travaillons avec tant d'acharnement sur un accord initial d'autonomie, avec un gouvernement propre, suivi d'un référendum, afin de satisfaire aux exigences d'autodétermination du Conseil de sécurité.

MISHAL HUSAIN : Je pense qu'une des choses vraiment frappantes que nous voyons dans le film et vraiment extraordinaire à plusieurs niveaux, c'est combien la société sahraouie actuelle est évoluée. Ils vivent dans des camps de réfugiés mais le taux d'alphabétisation est de 95%. Ils ont un gouvernement démocratique. Et le rôle des femmes est très important.

JAMES A. BAKER III : C'est juste et ils vous diront qu'ils n'ont jamais recouru au terrorisme, qu'ils ne recourront jamais au terrorisme. Ils vous diront qu'ils veulent former une société en paix avec toutes les nations, y compris Israël. Je veux dire c'est ce qu'ils affirment.

MISHAL HUSAIN : C'est extraordinaire dans le monde arabe et musulman.

JAMES A. BAKER III : Oui.

MISHAL HUSAIN : Est-ce que ce n'est pas une société que nous devrions défendre ?

JAMES A. BAKER III : Il faut bien peser le pour et le contre, tenir compte de l'intérêt que nous avons à maintenir des rapports étroits avec le Maroc et, bien sûr, avec l'Algérie. Nous sommes en quelque sorte face à un dilemme. Mais du point de vue du respect strict des droits humains et du droit des peuples à l'autodétermination, la réponse à votre question est oui.

MISHAL HUSAIN : Ainsi, le Maroc et l'Algérie sont plus importants pour les Etats-Unis, ou peut-être pour la communauté internationale, pourquoi ? En raison de l'islamisme radical ?

JAMES A. BAKER III : Ils sont associés dans la lutte contre le terrorisme. Ils ont tous les deux aidé les Etats-Unis de manière importante. Et comme on le sait ils ont des positions différentes dans ce conflit.

MISHAL HUSAIN : Pensez-vous qu'il est juste que ces faits soient aujourd'hui plus importants qu'une solution au conflit du Sahara Occidental ?

JAMES A. BAKER III : Si vous posez la question à un Américain moyen il dira probablement qu'il en est ainsi, parce que la guerre contre le terrorisme concerne sa propre sécurité et son salut. Il n'en va pas de même des difficultés et de la situation précaire d'environ 200.000 réfugiés vivant dans le désert algérien.

MISHAL HUSAIN : Vu du côté sahraoui, on pourrait demander, qu'avons-nous gagné à abandonner la lutte armée ? On nous a promis un référendum et il n'a pas eu lieu.

JAMES A. BAKER III : Oui.

MISHAL HUSAIN : Ce pourrait être la leçon qu'ils en tirent.

JAMES A. BAKER III : Cela pourrait l'être. Certainement.

MISHAL HUSAIN : Et que pensez-vous de cela ?

JAMES A. BAKER III : Bien sûr, ce serait une conclusion qu'on pourrait comprendre, n'est-ce pas ? Il y a 10 ou 11 ans le Maroc a proclamé en public et en privé qu'il voulait le plan de règlement et qu'il voulait ce référendum, puis vers la fin, juste après que la liste des électeurs ait été établie, après l'identification, le Maroc a affirmé, le plan n'est plus applicable, nous n'allons pas continuer avec le plan de règlement.

MISHAL HUSAIN : Pensez-vous que les hostilités pourraient reprendre ?

JAMES A. BAKER III : Je ne sais pas. Je n'ai aucune idée. Je pense que cette éventualité dépend probablement plus de l'Algérie que de quelqu'un d'autre, parce que cela ne se fera que si l'Algérie le permet. Tant que l'Algérie signale au POLISARIO de ne pas combattre, il ne va pas combattre.

MISHAL HUSAIN : Mais on parle de frustration dans les camps, ce serait peut-être compréhensible...

JAMES A. BAKER III : Oui, compréhensible.

MISHAL HUSAIN : Mais ils attendent toujours.

JAMES A. BAKER III : Bien sûr, parce qu'on leur a promis un référendum. L'autre côté a été d'accord avec le référendum jusqu'au moment même du référendum et s'est alors retiré. Et ensuite il y a le plan que j'ai mis sur la table, qui a obtenu l'appui unanime du Conseil de sécurité, 15 à zéro, et qui a été ensuite rejeté par le Maroc. Ainsi je suis sûr que les Sahraouis vont dire, attendez une minute, que faire pour arriver à l'autodétermination ? Que devons-nous faire ? Nous avons dit que nous allons inclure - non, ils n'ont pas dit ça, c'est moi qui l'ai dit - nous allons inclure toute la population du Sahara Occidental comme votants dans le référendum d'autodétermination. Et les Marocains ont manifestement peur, même de cela.

MISHAL HUSAIN : Et que diriez-vous en réponse à cette question ? Que doivent-ils faire pour arriver à quelque chose dans leur conflit ?

JAMES A. BAKER III : Le futur, dans ce contexte, ne promet guère, c'est ce que je dirais. Nous avons essayé presque tout ce que je sais. Maintenant, comme je vous l'ai dit plus tôt dans l'entrevue, il n'y a aucune action nécessitant une intervention (action-forcing event). S'il n'y a pas de conflit, s'il n'y a pas de pression en faveur d'un règlement ou d'un référendum ou même d'une autonomie - les Marocains ont dit être disposés à offrir l'autonomie, mais ils n'ont jamais avancé de proposition. Ils ont simplement dit qu'ils sont disposés à négocier une solution d'autonomie.

MISHAL HUSAIN : Et qu'est-ce que cela a signifié pour vous, ou qu'est-ce que cela signifie pour vous maintenant, ce résultat - vous avez passé sept ans sur ce conflit, estimez-vous que ce fut un gaspillage ?

JAMES A. BAKER III : Non, je ne pense pas que ce fut un gaspillage. Au minimum je pense que nous savons maintenant comment les parties se positionnent vraiment. Nous savons ce qui pourrait ou ne pourrait pas être faisable, parce que le fait que j'ai été pendant un moment l'envoyé personnel a un peu attiré l'attention sur ce conflit. Mais je ne peux pas imaginer qu'il existe autre chose de plus que je pourrais faire.

MISHAL HUSAIN : Pensez-vous que le conflit est soluble ? Que quelque chose peut être fait ?

JAMES A. BAKER III : Je pense que n'importe quel conflit comme celui-ci est soluble, s'il existe de la bonne volonté de part et d'autre, mais cela n'a pas été le cas. Si vous n'avez pas cela, si les parties ne sont pas disposées à faire preuve de la volonté politique nécessaire pour atteindre une solution, et si le Conseil de sécurité n'est pas disposé à passer du chapitre 6, le consensus, au chapitre 7, où on peut demander aux parties, forcer les parties, l'une ou les deux, à faire quelque chose qu'elles ne veulent pas, alors je ne sais pas d'où peut venir la solution. Ce conflit ressemble au conflit arabo-israélien : deux peuples différents réclamant la même terre. L'un est très fort, il a gagné la guerre, il occupe le territoire, et l'autre est très faible.

MISHAL HUSAIN : Que pensez-vous de l'ONU et la résolution des conflits ? Quelle est votre expérience en étant impliqué comme envoyé de l'ONU et que pensez-vous de l'ONU comme forum pour la résolution des conflits ?

JAMES A. BAKER III : Je pense qu'avec l'ONU vous obtenez le plus petit dénominateur commun, parce que vous avez 15 pays au Conseil de sécurité - et je vous rappellerai que les Nations unies n'ont fonctionné qu'une seule fois de la manière que les fondateurs avaient prévu, et c'est quand le Conseil a voté par 12 voix contre 3, pour autoriser l'utilisation de la force pour bouter l'Irak hors du Koweit, c'était une résolution que j'avais élaborée comme secrétaire d'Etat et que nous avons fait passer. C'est la seule fois où cela eut lieu. Toutes les autres fois le Conseil a demandé aux parties de se réunir et de parvenir à un accord. Et certains de ces conflits sont très difficiles à résoudre par consensus.

MISHAL HUSAIN : Mais c'est le seul forum que nous avons, vraiment, ou le meilleur forum pour traiter ce genre de chose ?

JAMES A. BAKER III : Je pense que probablement pour ce genre de chose, oui, c'est le meilleur forum. Les Sahraouis vous diront que le Sahara Occidental est le dernier cas de décolonisation auquel doivent faire face les Nations Unies. Et la majorité de l'Assemblée générale voterait probablement ainsi, parce que, quand l'Espagne s'est retirée elle n'a pas décidé - il n'y jamais eu de décision concernant la souveraineté sur l'ex-Sahara espagnol. Vous avez le même problème avec le conflit arabo-israélien.

MISHAL HUSAIN : Que pensez-vous de ce conflit particulier aujourd'hui - le conflit arabo-israélien ? C'est quelque chose que vous avez si bien connu...

JAMES A. BAKER III : Oui, je...

MISHAL HUSAIN : ... pendant votre temps comme secrétaire d'Etat, et le problème persiste toujours aujourd'hui ?

JAMES A. BAKER III : J'ai beaucoup pensé à ce sujet, je le partagerai avec vous à une autre occasion.

MISHAL HUSAIN : Mais vos réflexions sur le fait d'être secrétaire d'Etat à une époque différente, même si le conflit arabo-israélien est toujours là aujourd'hui ?

JAMES A. BAKER III : Sûr, il est toujours là aujourd'hui.

MISHAL HUSAIN : De façon générale, vous étiez secrétaire d'Etat au moment où la guerre froide se terminait. Aujourd'hui nous vivons à l'époque de la guerre contre le terrorisme.

JAMES A. BAKER III : C'est juste.

MISHAL HUSAIN : Les défis sont-ils différents ?

JAMES A. BAKER III : Je pense que les défis sont sensiblement différents. Nous avions affaire à des Etats-nations. Nous avions affaire, comme vous l'avez mentionné, à la guerre froide. Je fus le dernier secrétaire d'Etat des Etats-Unis de l'époque de la guerre froide, et elle s'est terminée pour ainsi dire sous nos yeux. Et je vous dirai qu'elle s'est terminée, d'après moi, exactement après l'invasion du Koweit par l'Irak. J'ai rencontré dans un aéroport de Moscou Edward Shevardnadze, qui était le ministre des Affaires étrangères de l'Union soviétique. Nous étions côte à côte et nous avons condamné les actions de l'Irak, qui était un protégé des Soviétiques. Bon, quand vous voyez cela, vous savez que la guerre froide est terminée.

MISHAL HUSAIN : Ainsi c'était plus facile dans un sens parce que la guerre froide se terminait naturellement, d'une manière...

JAMES A. BAKER III : Je ne sais pas...

MISHAL HUSAIN : Aujourd'hui c'est différent.

JAMES A. BAKER III : Peut-être plus facile, dans le sens de savoir qui était votre ennemi et de savoir ce que devait être votre politique. Durant la guerre froide c'était simple. Si les Soviétiques étaient pour, nous étions contre. Et si nous étions pour, ils étaient contre. Et aujourd'hui c'est un peu plus difficile. Mais la guerre froide n'a pas joué vraiment de rôle dans le conflit du Sahara Occidental.

MISHAL HUSAIN : Oui. Laissez-moi vous questionner maintenant sur vos théories concernant la résolution des conflits, ce qui est valable et ce qui ne l'est pas. La leçon est-elle que cela ne peut marcher que lorsqu'il y a une volonté, sinon ce n'est pas la peine de se tracasser ?

JAMES A. BAKER III : Si vous dites que vous devez résoudre le conflit par un accord de consensus entre les parties, alors il faut que les parties veuillent le résoudre. Et il faudrait vraiment quelque pression extérieure, qui les pousse vers cet objectif. Si, d'autre part, vous pouvez persuader le Conseil de sécurité, comme nous l'avons fait dans la guerre du Golfe, d'utiliser ses pouvoirs du chapitre 7, pour imposer à une partie ou à l'autre ou pour demander à une partie ou à l'autre de faire quelque chose qu'autrement elles n'accepteraient pas volontairement de faire, c'est un peu différent. Et il est plus facile de résoudre un conflit quand vous avez ce pouvoir et ces capacités derrière vous.

MISHAL HUSAIN : Mais plutôt que l'ONU, que diriez-vous des Etats-Unis ? Beaucoup de gens disent que la seule fois où un conflit évolue, c'est quand les Etats-Unis s'impliquent. L'Irlande du Nord -

JAMES A. BAKER III : Tout à fait vrai.

MISHAL HUSAIN : ... était un de ceux...

JAMES A. BAKER III : Tout à fait vrai.

MISHAL HUSAIN : Le conflit arabo-israélien en était un.

JAMES A. BAKER III : C'est très vrai, mais je vous ai déjà mentionné le difficile problème que les Etats-Unis affrontent ici, parce qu'ils ont deux pays qui coopèrent avec eux dans la guerre contre le terrorisme, avec lesquels ils veulent rester en bonnes relations - l'Algérie et le Maroc.

MISHAL HUSAIN : Ainsi la guerre contre le terrorisme a compliqué le rôle des Etats-Unis dans chaque autre...

JAMES A. BAKER III : C'est pourquoi la 101ème aéroportée (unité d'élite de l'armée US, ndt) ne va pas débarquer et exiger l'autodétermination du Sahara Occidental.

MISHAL HUSAIN : Et c'est là la réalité du monde dans lequel nous vivons ?

JAMES A. BAKER III : C'est la vie et c'est un fait compréhensible, je pense, tout à fait compréhensible. La même chose est vraie en ce qui concerne le conflit arabo-israélien. Les Etats-Unis vont chercher à être et sont le courtier et le médiateur honnête et indispensable, mais ce conflit ne va pas être résolu unilatéralement ou par l'utilisation de la puissance militaire américaine. Non.

MISHAL HUSAIN : Ainsi que diriez-vous aux Sahraouis aujourd'hui, parce que dans le film nous voyons des personnes comme Ahmed, rêvant de leurs anciennes maisons, leurs maisons sur la côte, leur souvenir de l'eau ? Est-ce un rêve qu'il faut garder vivant ?

JAMES A. BAKER III : C'est une situation très difficile, très, très difficile. Comme je l'ai mentionné plus tôt dans notre entretien, nous avons maintenant quelques visites de familles dans les deux sens, qui ont été, selon la personne à qui vous demandez, très réussies. Elles réunissent les personnes qui vivent dans les camps depuis 26, 27 ans avec des membres de leur famille qui vivent actuellement dans le territoire. Les Sahraouis pensent que ces visites de famille sont extraordinairement utiles et réussies. Je ne suis pas sûr que les Marocains sont du même avis.

MISHAL HUSAIN : Mais diriez-vous qu'il y a toujours de l'espoir pour les Sahraouis ?

JAMES A. BAKER III : Je pense que oui, aussi longtemps que le conflit n'est pas résolu, je pense qu'il y a de l'espoir. Je pense qu'il y a de l'espoir parce que je ne connais pas un seul pays au monde qui, au regard du droit international, de la reconnaissance internationale, admet la revendication du Maroc sur le Sahara. Le Maroc a besoin d'une légitimitation internationale pour sa revendication. Et c'est pourquoi il est fortement dans l'intérêt du Maroc de trouver une solution, d'éliminer ce problème. C'est évidemment aussi dans l'intérêt de ces pauvres réfugiés sahraouis qui vivent dans le désert en Algérie dans de très, très dures conditions.

MISHAL HUSAIN : Vous avez parlé de l'implication de l'Algérie et du Maroc. Quel est ici, le véritable intérêt de l'Algérie parce qu'elle a accueilli ces camps de réfugiés pendant une si longue période, sûrement elle verrait...

JAMES A. BAKER III : L'Algérie vous dira qu'elle est uniquement intéressée à une seule chose, c'est que le peuple sahraoui obtienne l'exercice de son droit à l'autodétermination. Mais les Algériens ont aussi un intérêt à régler cette affaire, parce que tant qu'elle n'est pas réglée, il va y avoir un conflit entre l'Algérie et le Maroc en ce qui concerne cette question. Cela va affecter le Maghreb en général. Vous ne pouvez pas obtenir, vous n'obtiendrez pas le même développement économique du Maghreb que vous obtiendriez si la question du Sahara Occidental était réglée.

MISHAL HUSAIN : Et quand vous regardez le Maroc et son attitude, tout au long du conflit, ne voudrait-il pas également voir un règlement à ce conflit, de sorte qu'il n'y ait plus cette question, dont on parle constamment, le Sahara Occidental ?

JAMES A. BAKER III : Certainement, il est très important que le Maroc trouve une solution à ce problème, de sorte que la légitimité internationale vienne conforter sa revendication. Et c'est pourquoi finalement il est beaucoup plus dans l'intérêt du Maroc de présenter des propositions significatives d'autonomie ou de gouvernement autonome pour ces personnes. Et alors les Marocains iraient droit au but. Ils parlent de vouloir accorder l'autonomie, mais ils n'ont jamais été disposés à proposer un plan d'autonomie.

MISHAL HUSAIN : Pourquoi ce territoire est-il si important pour le Maroc ?

JAMES A. BAKER III : Au Maroc cela représente un grand enjeu politique. C'est une question très émotionelle. Le Maroc a des prétentions sur ce territoire qui remontent à beaucoup, beaucoup d'années, qui sont basées sur des faits qui ont eu lieu dans le passé. D'autre part, la Cour internationale de Justice a examiné la question et indiqué qu'il n'y a aucune base légale pour dire que le Maroc a un droit à la souveraineté sur le territoire. Le problème fondamental est ici. Vous avez deux peuples différents qui revendiquent la même terre.

MISHAL HUSAIN : Blâmez-vous les Marocains ? Pensez-vous qu'ils ont déplacé le poteau des buts dans ce conflit ?

JAMES A. BAKER III : Je n'ai pas dit qu'ils ont déplacé le poteau des buts, mais ils étaient d'accord avec Javier Perez de Cuellar, l'ancien secrétaire général des Nations Unies, d'appliquer le plan de règlement qu'il avait élaboré. Et pendant 10 ou 11 années, même pendant deux ou trois ans de mon mandat, nous avons pris des mesures pour le mettre en oeuvre. Et quand nous avons réussi à identifier les personnes autorisées à voter, les Marocains ont refusé le plan. Pourquoi ont-ils fait cela ? Il faut le leur demander, mais je suppose que c'était parce qu'ils craignaient de ne pas gagner la votation.

MISHAL HUSAIN : Cela doit très frustrant pour vous ?

JAMES A. BAKER III : J'ai déclaré au roi, au roi Hassan en particulier, j'ai dit, votre majesté, si vous ne voulez pas du plan de règlement ne dites pas que vous le voulez, parce que je pense que nous sommes capables de le réaliser. Et les Marocains ont continué à dire qu'ils le voulaient, pas seulement le roi mais tous ses courtisans également.

MISHAL HUSAIN : Et au milieu de tout cela, la réalité sur le terrain, c'est cet énorme mur de séparation, ce mur territorial que les Marocains ont construit au Sahara Occidental. Il est plus long que la grande muraille de Chine. Compte tenu de cette réalité du terrain, combien cela rend-il encore plus difficiles les chances d'une solution sur le papier ?

JAMES A. BAKER III : Ils ont construit le mur de sable dans les années 86, 87, autrefois. Je me rappelle avoir représenté les Etats-Unis d'Amérique à la fête du trône, la célébration du jour où sa majesté le roi Hassan est monté sur le trône. Et comme je le rencontrais avant de retourner aux Etats-Unis, il m'a demandé si je pouvais l'aider avec quelques renseignements en ce qui concerne le mur. Et je suis rentré à Washington et j'ai fait la demande et nous avons obtenu des renseignement aériens pour aider le Maroc en ce qui concerne le mur. Ceci a eu lieu pendant la guerre froide, quand le Front POLISARIO était aligné sur Cuba et la Libye et quelques autres ennemis des Etats-Unis, et que le Maroc était très proche des Etats-Unis.

MISHAL HUSAIN : Mais le mur n'est pas utile pour la résolution du conflit - le fait qu'il existe ?

JAMES A. BAKER III : Le mur est utile en termes de maintenir le conflit à basse intensité, parce qu'il rend la guerre plus difficile. Si le POLISARIO avait l'intention de commencer à combattre une nouvelle fois, par exemple, ce serait beaucoup plus difficile avec ce mur à cet endroit. Mais le mur sépare une certaine partie du Sahara Occidental, qui n'est pas sous le contrôle marocain, la soi-disant - que les Sahraouis appellent la partie libérée du Sahara Occidental.

MISHAL HUSAIN : Et ce mur est devenu clairement un symbole détesté des Sahraouis.

JAMES A. BAKER III : Bien sûr qu'il l'est devenu, bien sûr.

MISHAL HUSAIN : Parlons des Sahraouis pour une minute et leur propre besoin de légitimité. Ils ont vécu dans ces camps de réfugiés pendant presque 30 années. Combien de temps cela va-t-il durer ? Est-ce que c'est vraiment la réalité de leur vie ?

JAMES A. BAKER III : Je ne sais pas, cela dépend si la situation géopolitique change d'une manière qui donnerait quelque occasion de résoudre ce problème. Les Algériens et d'autres m'ont présenté un livre blanc - un "non-paper" en fait - suggérant une division du territoire, quelque chose que les Marocains avaient accepté en 1976 avec la Mauritanie. Il y avait une partition du territoire entre la Mauritanie et le Maroc. Les Marocains disent aujourd'hui: tout le Sahara est à nous, nous ne serons jamais d'accord avec aucune division ou partition. Ils ne discuteraient même pas la proposition. Et peut-être quelque part dans l'avenir, si la situation change, ou si la géopolitique évolue, il se pourrait que cela soit une solution qui mériterait d'être examinée à nouveau.

MISHAL HUSAIN : Mais cela signifierait la fin du rêve d'une patrie pour les Sahraouis ?

JAMES A. BAKER III : Pas nécessairement, cela leur donnerait une patrie, si c'était une partition d'un morceau de ce qui est maintenant le Sahara Occidental, parce que les deux parties revendiquent cette terre. Les Sahraouis la revendiquent, étant la population autochtone présente quand l'Espagne s'est retirée, mais des années avant déjà le Maroc avait réclamé le territoire, ou au moins une grande partie de celui-ci. Leurs revendications sont contradictoires. La Cour internationale de Justice n'était pas disposée à se mettre d'un côté ou de l'autre concernant ces revendications.

MISHAL HUSAIN : M. le secrétaire Baker, merci d'avoir été sur Wide Angle.

[Traduction ARSO]


[ARSO] [ Documents ONU sur le référendum et les négociations]