RAPPORT DE MISSION D'OBSERVATION JUDICIAIRE AU SAHARA OCCIDENTAL des 30 novembre et 13 décembre 2005

 

Une justice expéditive rendue par des magistrats instrumentalisés.

 

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AUDIENCE DU 30 NOVEMBRE 2005

Mandatée par la Ligue suisse des droits de l'homme, section de Genève (LSDH), et l'Ordre des avocats de Genève (ODA), je me suis rendue au procès qui se tenait devant la Cour correctionnelle d'EL AYOUN, au Sahara occidental (au sud du Maroc), le mercredi 30 novembre 2005.

Etaient renvoyés en jugement 14 détenus accusés de participation, voire de constitution de bande criminelle, pour certains de tentative de destruction de bâtiments propriété de l'Etat au moyen de charges explosives, d'atteinte aux biens d'autrui et/ou aux biens d'intérêt public et/ou de violence contre les fonctionnaires.

Sept d'entre eux, à savoir Aminatou HAIDAR, Ali Salem TAMEK, Mohamed El MOUTAOIKIL, Brahim NOUMRIA, Hussein LIDRI, Larbi MESSAOUD et Hmad HAMMAD sont des défenseurs des droits humains reconnus au plan international.

Assistaient aussi au procès en qualité d'observateurs quatre avocats espagnols de Barcelone, Valence, Las Palmas, un avocat de Paris et deux avocats de Tunis.

C'est sans difficultés particulières que j'ai été admise à entrer au Sahara occidental par le poste de police frontière de l'aéroport d'EL AYOUN.

Les différents observateurs internationaux sont entrés en contact et, s'ils faisaient l'objet d'une surveillance discrète par la police de sécurité en civil, ils n'ont pas été inquiétés par les autorités ni durant leur séjour, ni en sortant du pays.

Le Tribunal était encerclé par l'armée, le Groupe urbain de sécurité(GUS), la police en uniforme et celle de sécurité en civil, dans des rues éloignées déjà afin d'empêcher les sarahouis d'approcher ou de se masser aux abords de celui-ci. L'accès à l'audience, pourtant publique, n'était autorisé qu'à deux membres de la famille par détenu, prétexte pris de l'exiguïté de la salle.

Un journaliste espagnol n'a pas été autorisé à entrer, contrairement à ses quelques Confrères marocains.

Les observateurs internationaux se sont identifiés auprès du Tribunal et nous avons sans difficultés pu assister officiellement à l'audience.

Le collège de la défense était constitué de 13 avocats au total, dont essentiellement des avocats sarahouis d'El AYOUN, GUELMIN et AGADIR, tous membres du Barreau d'AGADIR et de deux avocats marocains, l'un de MARRAKECH, l'autre de CASABLANCA, membre de l'Association marocaine des droits de l'Homme (AMDH).

L'audience de la Chambre correctionnelle s'est ouverte à 9 heures et les différentes causes qui devaient être jugées ce jour-là, les premières concernant des accusés de droit commun, ont été appelées et traitées les unes après les autres.

La Cour était constituée d'un Président et de deux Juges assesseurs marocains, assistés d'un greffier. Le Parquet était représenté par un Procureur marocain lui aussi.

Selon le Collège des avocats de la défense, le Président a traité les affaires ordinaires de manière inhabituellement détaillée, laissant les accusés s'exprimer. En revanche, les débats sont très expéditifs et la Cour juge essentiellement sur la base des enquêtes policières antérieures au jugement, les policiers n'étant pas appelés à confirmer leurs rapports.

Le temps passant et les causes des détenus politiques n'étant pas appelées, le Collège de la défense a demandé à trois reprises au Président de les faire comparaître, sans succès, ni explications.

Ce n'est qu'à 17 heures que l'audience les concernant a enfin commencé !

Les avocats et le public ont donc attendu durant huit heures sans pouvoir s'éloigner, puisque la Cour refusait de donner des indications quant à l'heure à laquelle seraient appelées ces affaires. En réalité, il s'est avéré que les détenus n'avaient pas été amenés de la prison avant 16h45, ce que le Président de la Cour ne pouvait ignorer.

Dès leur arrivée au tribunal, les détenus ont manifesté leur présence en entonnant des chants sarahouis et en déclamant de slogans indépendantistes du Front Polisario.

Le Comité de la défense, considérant d'une part que le traitement qui leur avait été réservé (8 heures d'attente sans aucune information) était constitutif d'un manque de respect inadmissible de la Cour et que, d'autre part, il n'était pas souhaitable d'entreprendre le procès de 14 accusés à 17 heures, ce qui aurait amené à continuer les débats toute la nuit, ont vertement expliqué au Tribunal qu'ils refusaient de participer à l'audience dans ces conditions et qu'en conséquence, ils se retiraient. Le Bâtonnier d'Agadir, avec lequel ils avaient pris contact, les avait assurés de son soutien de principe.

Les accusés devant comparaître assistés d'avocats selon la loi de procédure, au vu la gravité des crimes reprochés et des lourdes sanctions encourues, la Cour n'a pu procéder et les débats ont été reportés au 6 décembre 2005.

Les avocats de la défense ont considéré que ce procédé était constitutif d'une manipulation visant à tenir le procès hors la présence d'observateurs internationaux et en ont fait grief à la Cour, exigeant un report. Un nouveau report a alors été consenti pour le 13 décembre 2005.

Nous avons été reçus brièvement, mais civilement, le lendemain du procès par le Vice-Président du Tribunal (le Président étant retenu à Agadir) qui nous a assuré que notre présence était bienvenue.

AUDIENCE DU 13 DECEMBRE 2005

Malgré les difficultés organisationnelles générées par ce report, les observateurs internationaux déjà présents le 30 novembre ont pu s'organiser pour revenir à cette nouvelle audience, sous réserve d'un avocat de Tunis. D'autres observateurs, soit Me Dina BAZARBACHI de Genève, un second avocat de Paris, un avocat de Naples, un autre avocat espagnol, une journaliste de Paris pour l'Humanité, un journaliste suédois étaient présents.

Arrivés pour la plupart le 11 novembre par le même avion, nous avons pu entrer sans difficultés par le poste de police frontière d'EL AYOUN. Notre arrivée a même été facilitée du fait que nous étions déjà connus de la police…

Avant l'audience le 13 décembre au matin, nous avons été reçus très civilement par le Président du Tribunal qui nous a souhaité la bienvenue et nous a assuré de son souci que nous puissions assister, dans les meilleures conditions possibles, à l'audience. Il nous a également entretenu de son engagement pour le respect des droits de l'Homme.

Si le journaliste espagnol avait été refoulé à l'entrée du Tribunal lors de l'audience du 30 novembre 2005, tout le monde a été autorisé à entrer pour cette seconde audience et les deux premières travées de bancs nous ont été réservées. Deux traducteurs, travaillant usuellement comme greffiers au sein du Tribunal, ont été mis à notre disposition et ont rempli leur tâche au mieux de leurs possibilités, reprenant l'essentiel des débats, même lorsque des griefs cinglants contre la police ou l'Etat étaient élevés tant par les accusés que par leurs avocats.

Comme convenu entre la Cour et les avocats de la défense, aucune autre affaire n'a été traitée ce jour là et l'audience a débuté avec la première de ces causes politiques. Les accusés ont été jugés soit seuls, soit par groupe dans le cadre de sept causes différentes.

Le Président de la Cour a géré l'audience avec beaucoup d'habileté, sans se laisser déborder par les réactions du public, vite endiguées sous menace d'évacuer la salle, et des accusés, qui sont tous arrivés en chantant ou en déclamant des slogans indépendantistes.

Les accusés ont été autorisés à s'exprimer de manière relativement libre, mais ils n'ont pas non plus manqué de respect à la Cour. Ils ont tous fait valoir être innocents des charges retenues contre eux et que leurs prétendus aveux à la police avaient été extorqués sous la contrainte et la torture.

Les avocats, très courageusement, ont soutenu avec vigueur leurs clients et fait valoir l'illégalité des procédés employés ; notamment la curieuse similitude des rapports de police, qui reprenaient pour tous les même faits et les mêmes accusations, quand bien même certains accusés n'étaient pas à EL AYOUN lorsque les prétendus délits qui leurs étaient imputés avaient été commis. Ils ont aussi fait valoir les aveux obtenus sous contrainte, voire sous la torture, invitant la Cour à leur dénier toute force probante.

Aucun témoin ni à charge ni à décharge n'a été entendu !!!!

L'audience a duré au total 18 heures, quasiment sans interruption et dans une salle étouffante. Commencée le 13 décembre à 10 heures, elle s'est terminée le 14 décembre à quatre heures du matin.

En apparence, l'audience s'est déroulée de manière à donner le sentiment que les droits de la défense étaient préservés (droit de s'exprimer pour les accusés et leurs avocats, possibilité de faire valoir des moyens procéduraux et de fond).

Le Parquet, très déstabilisé par la liberté de parole inusuelle consentie par le Président de la Cour, faisait piètre figure tant il était évident qu'il était en mal à l'aise devant un panel d'observateurs internationaux. En revanche, il ne faisait pas d'efforts pour convaincre, tant il semblait être certain d'obtenir des condamnations sans avoir à établir de manière probante les faits reprochés.

Vraisemblablement pour ménager tant l'opinion internationale que le pouvoir, la Cour a acquitté les accusés, défenseurs des droits humains reconnus, des crimes les plus graves reprochés (constitution ou instigation de constitution de bande criminelle), mais a retenu, sur la base uniquement des rapports de police, leur culpabilité pour les infractions moins graves, les condamnant à des peines de six à dix mois de détention.

Ahmed HAMMAD, lui aussi défenseur des droits de l'Homme reconnu, et deux jeunes gens qu'il était accusé d'avoir incité à des actes de rébellion et de violence contre l'Etat, ont été condamnés à des peines de deux ans de réclusion. La différence avec les autre accusés résidait dans le fait qu'ils avaient tous trois signé, bien que sous la contrainte, les rapports de police, ce qui n'était pas le cas des autres accusés, en dépit des tortures qu'ils disaient avoir subi.

Trois autres jeunes gens, n'appartenant pas au groupe des défenseurs des droits de l'homme, ont aussi été condamnés à deux ans de prison. Enfin, un jeune accusé, qui a refusé de décliner son identité, déniant à la Cour tout légitimité de le juger, a été condamné à trois ans de prison.

En conclusion, force est de constater qu'il s'agissait d'une parodie de justice rendue par des magistrats instrumentalisés par le pouvoir.

Quant aux sarahouis, ils étaient soulagés de ce verdict, relativement clément puisqu'ils craignaient des condamnations à des peines de plusieurs années de détention, comme celles infligées ces dernières années. Ils ont néanmoins déploré que des condamnations soient prononcées pour des motifs politiques et pour sanctionner des délits d'opinion. Ils étaient convaincus que cette issue relativement favorable était due à la présence des observateurs internationaux. Ils ont salué le travail considérable et le courage de leurs avocats, qui n'ont pas hésité à prendre des risques pour soutenir ces militants.

CONTEXTE ACTUEL

Ce procès s'inscrit dans le cadre d'une répression de plus en plus sévère des militants indépendantistes sarahouis, qui à débuté en mai 2005. En effet, les autorités marocaines, confrontées à des manifestations et des sit-in, pourtant pacifiques, visant à promouvoir l'indépendance du Sahara, a fait le choix de faire taire la population en employant la manière forte. Tout attroupement de sarahouis est dispersé à coups de matraque par la police, qui a blessé, parfois gravement, de nombreux participants, y compris des femmes et des enfants. Des certificats médicaux m'ont été soumis - et remis en copie - qui attestant de la gravité des blessures subies. Les plaintes pénales déposées auprès du Procureur général d'EL AYOUN ne sont pas suivies d'effets.

Lors de protestations indépendantistes dans un lycée, la police est intervenue en force, allant même jusqu'à frapper des écoliers dans des classes, notamment une adolescente qui a eu le front ouvert par un coup de matraque. J'ai pu constater points de suture qu'elle a dû subir sur des photos, assorties d'un certificat médical. La plainte pénale déposée auprès du Procureur par son père n'a pas non plus été suivie d'effets.

Les militants sont par ailleurs l'objet de diverses mesures de rétorsion : perte d'emploi ou interdiction de travailler, surveillance ostentatoire, arrestation durant des périodes limitées sans être renvoyés en justice.

Les arrestations sont violentes, parfois suivies de tortures avant la mise en détention. Je me suis rendue discrètement &endash; la famille avait peur de mesures de rétorsion - à l'hôpital de EL AYOUN pour y visiter un jeune homme, qui avait été arrêté, battu et torturé quelques jours auparavant. Son tibia avait été brisé volontairement à deux endroits à coups de matraque infligés dans un poste de police. Comme il refusait de donner le nom et des informations sur ses amis indépendantistes, il a été brûlé avec des cigarettes sur chacun des doigts des deux pieds. J'ai personnellement pu constater ces blessures encore récentes de visu, de même que des importantes ecchymoses sur les jambes de sa mère, toute la famille ayant été frappée par la police lors de cette arrestation à domicile. Il a toutefois été relâché après quelques heures et a pu recevoir de soins.

Il m'a aussi été indiqué qu'à fin octobre, un jeune homme sarahoui, qui passait à proximité d'une manifestation sans toutefois y prendre part, a été battu à mort (coups de matraque et de pieds) par des policiers en uniforme, ayant à leur tête un officier et un sous officier. Suite au décès dudit jeune homme à l'hôpital et au vu des déclarations accablantes et concordantes des témoins oculaires, les deux officiers semblent avoir été interpellés et conduits à Agadir. Plainte pénale a été déposée par la famille, mais elle n'a aucune nouvelles de la suite de la procédure, ni du sort des deux policiers incriminés.

J'ai recueilli le témoignage d'un jeune homme, voisin de la victime, qui a assisté à toute la scène et qui a participé avec un ami au transport à l'hôpital du blessé, lorsqu'il a été abandonné, gisant au sol, ceci par un conducteur obligeant qui passait en voiture. En chemin, alors que le blessé était déjà dans le coma, ils ont été arrêtés par la police et conduits dans un poste où ils ont été retenus et frappés pendant plusieurs heures. Quant au conducteur, il a été autorisé, après avoir lui aussi reçu des coups, à quitter le poste pour amener le blessé à l'hôpital, mais ceci deux heures plus tard. La victime est décédée peu après son arrivée aux service des urgences.

CONTEXTE GENERAL

Le Sahara occidental, après le départ de l'Espagne, a été annexé par le Maroc. Les sarahouis qui souhaitaient l'indépendance ont constitué le Front POLISARIO, qui a entrepris une lutte armée.

Depuis le début des années 1990, un cessez-le-feu a été mis en place sous l'égide de l'ONU, sous la surveillance de la MINURSO. Un référendum d'autodétermination, dont le principe a été accepté par le Maroc, devrait intervenir, mais n'a pas encore pu avoir lieu en raison du désaccord du Maroc sur les liste des personnes admises à voter.

Les sarahouis ont été victimes d'une répression extrêmement dure pratiquée par les autorités marocaines sous le règne de HASSAN II, en particulier durant les années de plomb. Torture, emprisonnement et disparitions forcées ont été le quotidien des sarahouis pendant plus de vingt ans.

Même si la situation s'est améliorée depuis quelques années (l'on ne déplore plus de disparitions forcées), le pouvoir marocain continue à réprimer par la force et l'emprisonnement les velléités d'indépendance de cette population.

Pour la Ligue suisse des droits de l'Homme, section de Genève, et la Commission des droits de l'Homme de l'Ordre des avocats de Genève

Doris Leuenberger, avocate


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