MAROC : Un immobilisme désespérant

Ahmed BENANI

 

Le passé immédiat

Le 23 Juillet 1999, le roi Hassan II, usé et malade, disparaissait après 38 ans de règne sans partage.

L'histoire de ce très long parcours politique reste à écrire, il convient cependant de rappeler brièvement ici qu'il fut émaillé de quelques faits saillants : au moins trois tentatives de coups d'Etat militaires, des émeutes de la faim et de la colère populaire à quatre reprises dès 1965, l'assassinat de Mehdi Ben Barka et de plusieurs dizaines d'opposants politiques, l'annexion du Sahara Occidental en 1975 suivie d'un conflit avec le Front Polisario et indirectement avec l'Algérie et dont l'issue reste incertaine, l'existence de bagnes mouroir tel que Tazamamart où périrent des centaines de militaires, de civils sahraouis et marocains.

L'observateur le moins curieux retiendra en définitive que le règne d'Hassan II a totalement brisé l'espérance d'accès à la modernité politique née au lendemain de l'indépendance en 1956. On notera également que si la monarchie, à partir du vieux Makhzen 1, s'est renforcée, c'est d'abord et avant tout parce qu'elle a institué la violence et la répression en système de gouvernance. Le bilan de la monarchie hassanienne est sur bien des plans calamiteux : un Marocain sur cinq est au chômage, un sur cinq a dû émigrer, l'enseignement public est à la dérive, la santé publique malade, la justice corrompue. C'est ce bilan terrifiant qui explique en grande partie la renaissance d'un espoir avec l'arrivée du jeune monarque Mohammed VI en juillet 1999

Mohammed VI ou la continuité sans le changement

Au Maroc, dès la disparition du despote éclairé par intermittences, on a assisté à l'émergence d'un embryon d'opinion publique susceptible de peser sur les décisions politiques. C'est cette nouvelle donne qui a permis à beaucoup de penser qu'un changement structurel peut-être envisagé.

En vérité à l'instar d'autres sociétés de l'Hémisphère sud, la société marocaine est en mutation ou dans une phase de transition vers la mutation. Elle est en train de sortir d'une culture de l'uniformité politique et du consensus décrété, mais elle n'est pas encore installée, loin s'en faut, dans l'institutionnalisation de la diversité et du pluralisme.

Dans ce sens, nous pouvons parfaitement affirmer que le Makhzen est omniprésent, que les Institutions sont au service du Makhzen, que la réalité du pouvoir est entre les mains d'un seul : le Roi. Mohammed VI est certes une personnalité plus flexible que celle d'Hassan II, plus populaire dans un sens, mais elle est tout aussi makhzenienne et tout aussi autoritaire. Mohammed VI est l'otage du Makhzen, de l'armée et des différents service de sécurité, quoique disent les médias ou les observateurs complaisants.

Le pays reste dans une monarchie absolue 2 de droit divin, il est, malgré les institutions en place et la permanence ou la continuité d'une administration « moderne », très loin encore de la monarchie constitutionnelle ou parlementaire.

La constitution n'est pas au centre du débat politique, le gouvernement a ses « ministères de souveraineté» et le Roi ses domaines réservés, on sait ce que signifie ce partage inégal du pouvoir

Ainsi, le système politique marocain est bloqué, il est dans cet immobilisme que dénonce à juste titre le prince Moulay Hicham el Alaoui.

C'est pourquoi ceux qui imaginaient une transition à l'espagnole, avec movida à la clé, sont déçus. Le Maroc ira plus lentement, c'est dans la tradition du Makhzen. Lever les freins l'un après l'autre. Pour que l'évolution soit solide et progressive, nous dit-on au Palais. Et surtout pour que le changement laisse les choses en place, ne bouleverse pas l'essentiel : la hiérarchie des pouvoirs, l'architecture des traditions, l'ordre monarchique. Selon la vieille formule sicilienne : « tout changer pour que rien ne change. » L'espoir attendra.

Les conditions impératives de la mutation

Face à l'échec du système politique et à la faillite avérée du gouvernement d'alternance sous la conduite du Premier ministre socialiste, Abderahman Youssoufi, certains observateurs estiment que les islamistes de al 'adl wal ihssan (justice et bienfaisance) se posent en dernier recours. Leur chef, Cheikh Abdessalam Yassine, dans une lettre ouverte de 18 pages, écrite en français, adressée, début février 2000, à Mohammed VI, intitulée Mémorandum à qui de droit, dresse un bilan au vitriol, du règne de Hassan II. Il recommande d'utiliser la fortune personnelle du roi défunt, qu'il estime à quelque 40 milliards de dollars, pour racheter la dette extérieure du Maroc (environ 27 milliards de dollars). Et conclut par ces mots : Je souhaite beaucoup de cran et de courage au jeune roi en lui répétant en guise d'adieu : rachetez votre pauvre père de la tourmente en restituant au peuple les biens qui reviennent de droit au peuple. Rachetez-vous ! Repentez-vous !

Craignez le Roi des rois !

Comme ailleurs, dans l'aire islamique, les fondamentalistes font planer un grave malentendu. Face à une société où les taux d'illettrisme et d'analphabétisme frôlent des pourcentages hallucinants (75 %), ils entretiennent l'illusion, par l'instrumentalistion politique du religieux, que l'Islam est la panacée. On se trouve là dans un registre désormais classique : la dramatique position de la démission de la pensée, dans le refus de toute critique de la Raison islamique.

À l'heure où une « sortie de la religion » (qui ne signifie absolument pas sortie de la croyance religieuse) mais sortie d'un monde où la religion est structurante, où ses gestionnaires (ulémas, Chefs politiques érigés en commandeurs des croyants) lui assignent la fonction de commander la forme du politique, du juridique et de l'économique, etc., il y a régression et aliénation. L'avancée spectaculaire d'une petite fraction courageuse de la société civile (et en particulier la lutte des femmes contre le statut personnel) se manifeste précisément autour de la question religieuse. Elle indique que la sortie de la crise structurelle de la société marocaine n'a rien à voir avec l'attitude réformiste qui prône un retour aux sources "authentiques" et aux enseignements "vrais" de l'Islam originel. Cette partie de l'élite par une lutte incessante montre que cette attitude est d'essence mythologique puisqu'elle enracine la vérité totale, intangible dans un temps inaugurateur. Une grande partie de l'espérance du changement reste ainsi dépendante de la conquête d'une distance critique, raisonnée, contrôle à l'égard des manifestations multiples et complexes du religieux dans la société marocaine.

Conclusions

Cette étude, qui n'est en définitive qu'un survol d'une partie de la réalité sociale et politique du Maroc, montre bien la somme abyssale de problèmes auxquels les habitants de ce pays sont confrontés : monarchie absolue, Constitution octroyée, statut des femmes encore sous la férule du patriarcat d'un islam archaïque, impotence des partis politiques, dépolitisation de la jeunesse.

En conclusion, je souhaite mettre en évidence que le vrai changement est articulé à un préalable fondamental : l'émergence, et l'existence active et féconde de l'individu-citoyen-personne au Maroc. La démocratie, les droits de l'homme, l'épanouissement de la personne en tant qu'individu autonome et citoyen responsable, restent des mots creux, des évocations gratuites si une culture libératrice, ouverte, fondée sur l'interrogation infinie, la suspicion éducative, la critique continue des "valeurs", n'est pas prodiguée à tous les citoyens.

Il faut donc penser et agir dès lors en tenant compte de tout ce qui sépare les Marocains des conquêtes de la modernité. Ils vivent pourtant depuis des siècles sur les rivages d'une mer où ont circulé les idées, les découvertes, les techniques, les croyances qui ont préparé et nourri cette modernité. Le Maroc, comme le reste du Maghreb, retrouvera-t-il les fragments de son identité éclatée, renouera-t-il les liens de sa véritable histoire ou continuera-t-il à cheminer vers un destin qui n'est pas le sien, mû par des montages fantasmatiques sur son « histoire dynastique et glorieuse» « , sa religion, sa personnalité, sa vocation... Ce qui se passe au Maroc, depuis juillet 1999, reste à la fois sous le sceau de la nostalgie et d'une volonté de maîtrise de l'histoire présente. Il faut toutefois reconnaître que les élites les plus éclairées ne cessent de revendiquer et de réclamer les conditions pour que soit enfin assurée à tous la liberté de penser, d'écrire, de publier, de critiquer, de croire ou de ne pas croire à des systèmes produits et contrôlés par des agents sociaux. Libertés élémentaires et, pourtant, neuves et toujours espérées, réclamées par des Marocains qui ont consenti assez de sacrifices pour en jouir désormais pleinement.

Au Maroc il y a toujours eu recherche d'un espace d'identification globale, d'un lieu de rassemblement symbolique ; jusqu'à la colonisation, il y aura eu 2 cercles d'allégeance - celui de l'identité lignagère ou ethnique et celui de l'identité religieuse. Depuis l'indépendance ou un peu avant, il y aura comme en surimpression, un troisième cercle - celui de l'identité nationale - qui à l'impulsion des intellectuels ou des lettrés de la classe moyenne ou bourgeoise, se dégage peu à peu de l'étreinte des deux premiers, en prenant pour levier la sécularisation de la vie politique. Mais les éléments de cristallisation d'une personnalité proprement nationale ne sont pas donnés à l'avance. Cette entité nationale est indécise, elle oscille constamment entre des repères ethniques et religieux, linguistiques et politiques instables. Ainsi, par exemple, la population de chacun des pays arabes continuera-t-elle longtemps d'hésiter entre plusieurs appartenances enchevêtrées: l'entité politique qui la constitue en État, l'aire culturelle qu'elle partage avec le reste du monde arabe et la communauté islamique à laquelle elle adhère sentimentalement.

Pour que l'option démocratique et laïque l'emporte, bien des conditions restent à remplir. Cela suppose une conjonction de facteurs de changement qui, à l'heure actuelle, mûrissent de manière inégale, j'en citerai 3 d'ordre différent.

1.- Un facteur idéologique-culturel : il faut que parmi les intellectuels, les femmes, les artistes, les écrivains, les journalistes, les militants politiques, s'affirme un courant de pensée qui ose faire l'éloge de l'individu.

2.- Un facteur socio-économique : il faut que le rôle social rempli par l'individu déborde le cadre du travail intellectuel, du fonctionnariat etc.- pour occuper un créneau décisif dans l'activité de production. On le sait, il y a une différence fondamentale entre l'Europe des Lumières et le Sud d'aujourd'hui. Dans ce dernier, il n'y a pas de force sociale productive et dynamique, susceptible d'offrir à la démocratie une assise économique viable. La question posée est celle de savoir si un capitalisme moderne et social peut, à l'heure de la mondialisation et de ses terribles contraintes, voir le jour ou si le Sud doit, aux côtés d'un secteur économique d'État sous contrôle démocratique, inventer des formes de production et de distribution qui soient, à la fois non-étatiques et non-capitalistes.

3.- Enfin et tertio, un facteur international : il faut que l'environnement mondial permette ces mutations intérieures. Le Sud ne pourra pas se payer l'équivalent d'une révolution industrielle européenne - d'abord parce que le Nord domine le marché mondial et ne le permettra pas, ensuite parce que les moyens de communication actuels créent une conscience mondiale de ce qui tolérable et de ce qui ne l'est pas. Or les sacrifices demandés aux classes laborieuses européennes au XIXe siècle et dans la première moitié, du XXe ne pourront pas être exigés des classes laborieuses du Sud. Celles-ci formulent des besoins et des exigences désormais conformes à des normes universelles.


1 Le Makhzen, littéralement siège du pouvoir, renvoie à l'espace physique du pouvoir. Le sultan (roi, aujourd'hui), qui y occupe le centre, dessine les cercles de proximité et définit la hiérarchie des courtisans. Il est, de ce fait, l'unique pourvoyeur du système en symboles d'autorité et le principal artisan de la culture politique dominante. Le Makhzen est un concept séculier, profane, sans aucune charge religieuse, ni sacrée. Il est à distinguer de l'administration étatique, d'une part, et du monarque, d'autre part.

2 Il est important de citer ici, 4 articles de la dernière constitution du royaume

ARTICLE 19.
Le Roi, Amir Al Mouminine. Représentant Suprême de la Nation, Symbole de son unité, Garant de la pérennité et de la continuité de l'Etat, veille au respect de l'Islam et de la Constitution. Il est le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités.
Il garantit l'indépendance de la Nation et l'intégrité territoriale du Royaume dans ses frontières authentiques.

ARTICLE 20.
La Couronne du Maroc et ses droits constitutionnels sont héréditaires et se transmettent de père en fils aux descendants mâles en ligne directe et par ordre de primogéniture de SA MAJESTE LE ROI HASSAN II, à moins que le Roi ne désigne, de son vivant, un successeur parmi ses fils, autre que son fils aîné. Lorsqu'il n'y a pas de descendants mâles en ligne directe, la succession au Trône est dévolue à la ligne collatérale mâle la plus proche et dans les mêmes conditions.

ARTICLE 21.
Le Roi est mineur jusqu'à seize ans accomplis. Durant la minorité du Roi, un Conseil de régence exerce les pouvoirs et les droits constitutionnels de la Couronne, sauf ceux relatifs à la révision de la Constitution. Le Conseil de régence fonctionnera comme organe consultatif auprès du Roi jusqu'au jour où il aura atteint l'âge de vingt ans (20) accomplis.
Le Conseil de régence est présidé par le premier président de la Cour Suprême. Il se compose, en outre, du président de la Chambre des Représentants, du président de la Chambre des Conseillers, du Président du Conseil régional des oulémas des villes de Rabat et Salé et de dix personnalités désignées par le Roi intuitu personae.
Les règles de fonctionnement du Conseil de régence sont fixées par une loi organique.

ARTICLE 23.
La personne du Roi est inviolable et sacrée.


Ahmed BENANI
Docteur ès sciences politiques de l'Université de Lausanne
Professeur d'Histoire et sciences des religions
Président de l'Observatoire International des Affaires de la Palestine

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