Interview de Carlos Ruiz Miguel (à paraître dans Les Débats de la semaine du 5 au 11 février 2003)

 

" L'intérêt de l'Espagne : un Sahara indépendant "

 

Le professeur Carlos Ruiz Miguel enseigne le droit constitutionnel à l'université espagnole de Saint-Jacques de Compostelle. Il a rédigé des analyses pour l'Institut Royal Elcano d'Études Stratégiques de Madrid.

 

Les Débats : Dans un bref avis paru dernièrement dans notre hebdomadaire (dans la semaine du 15 au 21 janvier 2003), vous écriviez que les forces militaires espagnoles réprimaient les Rifains, dans le but de " les annexer au Maroc ". Quel intérêt avait Madrid de se défaire de la région du Rif, dans les années 1930, alors que celle-ci était sous occupation espagnole ?

C. R. Miguel : L'Espagne et la France ne pouvaient pas annexer le Maroc &endash;et c'est là toute la différence avec le cas de l'Algérie qui était colonisée-, il était question de protectorat, dont le traité a été signé en 1912. Le protectorat est une situation juridique qui signifie deux choses. Premièrement, que les affaires intérieures sont gérées par l'autorité de l'entité « protégée » (c'est-à-dire le Maroc), avec l'aide des « protecteurs ». Deuxièmement, que les affaires étrangères et la défense sont du ressort de ces « protecteurs ». Jusqu'à quand ? Jusqu'au moment où l'entité « protégée » sera mûre pour mener seule ses propres affaires. Le protectorat cherche, ainsi, à fortifier et à préserver l'entité politique en crise. Et, c'était le cas du Maroc, à l'époque. La position de la France, partagée par les dirigeants espagnols, était, à mon avis, de garantir l'unité du Maroc (purement théorique).
On peut alors comprendre pourquoi Madrid n'avait peut-être pas un « intérêt » pour se défaire du Rif, d'autant plus que sur le plan juridique, l'Espagne était dans l'impossibilité d'annexer le Rif.

Vous aviez aussi fait part de la répression exercée par l'Espagne sur les " dissidents " rifains, " au nom et au profit du Maroc ". Pourriez-vous nous en dire plus là-dessus ?

La France et l'Espagne avaient réprimé tous les dissidents, qui étaient en train de diviser le Maroc -ce pays a en fait été divisé, à certains périodes de son histoire. Au moment de la colonisation, on a parlé de « deux » Maroc. Le Maroc du « Bled es Makhzen », c'est-à-dire, le territoire revendiqué par le sultan et qui était effectivement sous sa domination. Mais, on a également parlé d'un second Maroc, le « Bled es Shiba », le territoire rebelle qui était revendiqué par le sultan, sans être dominé réellement par ce dernier. Le territoire « Shiba » comprenait le Rif au nord (où les forces rifaines étaient de facto indépendantes du sultan) et les autres territoires du sud (Sous, Atlas…). C'étaient des territoires berbères, hostiles à la monarchie arabe.
Pour résumer, le Rif était finalement un territoire rebelle marocain (Bled es Shiba) et en même temps le « protectorat du nord » de l'Espagne, selon le traité de 1912. L'Espagne ne pouvait donc pas garder ce territoire indéfiniment. J'affirme, cependant, que le Rif a été, pour la première fois de son histoire, soumis au sultan du Maroc, quand l'Espagne, avec le sang de jeunes Espagnols, avait défait les rebelles indépendantistes, alors que le sultan n'avait pas d'armée puissante capable d'occuper et d'annexer le Rif.

Sur quel chapitre classez-vous alors les régions qui étaient occupées par l'Espagne, tels que Ifni, Tarfaya et le Sahara occidental ?

LLa question que vous me posez trouve sa réponse dans le fait que chacun de ces territoires a une histoire et un statut juridique différent.

Ifni est un territoire, dont la « souveraineté » a été transmise à l'Espagne par le Maroc, dans le traité de 1860, après la guerre entre l'Espagne et le Maroc. Dans les années 1960, l'Espagne déclarait que Ifni était un territoire « non autonome », c'est-à-dire, une colonie qu'on devait réintégrer au Maroc. Tarfaya est un territoire qui, avant 1912, n'a jamais appartenu au Maroc. C'est une partie du Sahara occidental. C'est un territoire qui était situé hors du « Bled es Shiba » : le Maroc ne revendiquait pas ce territoire comme lui étant propre. Seulement, en 1912 et sous les pressions françaises, Tarfaya a été qualifiée de « protectorat » (le protectorat sud espagnol), donc comme une partie du Maroc. En fait, Tarfaya est un cadeau qui a été offert par la France au sultan.
Pour ce qui est du Sahara occidental, celui-ci est un territoire incorporé par l'Espagne en 1884, après signature d'un traité de protectorat avec les tribus sahariennes. Cela n'a rien à voir avec le Maroc. La question de ce territoire a été examinée par la Cour internationale de Justice, qui a rendu son avis (en octobre 1975, Ndlr), affirmant que le Maroc n'a jamais eu de liens de souveraineté avec le Sahara occidental.

Comment expliquez-vous le retrait de l'Espagne de ses colonies au profit de la monarchie marocaine ?

L'Espagne a abandonné Ifni et Tarfaya, après une guerre d'invasion, menée par une soi-disant « armée de libération », dirigée par le jeune prince Hassan, entre novembre 1957 et février 1958.
En avril 1958, Madrid et Rabat ont signé un traité qui allait « restituer » Tarfaya au Maroc. Pourtant, nous savons que c'était historiquement impossible, parce que le Maroc n'avait, comme je l'ai déjà dit, jamais exercé sa souveraineté sur ce territoire. Ce sont les termes du traité franco-espagnol de 1912 qui ont obligé les autorités de Madrid à « restituer » le territoire de Tarfaya, considéré comme étant lui aussi sous protectorat. Je crois que c'était un crime d'amputer le Sahara de sa région nord (Tarfaya), au profit des ambitions territoriales du projet du « Grand Maroc ».
Après la guerre de 1957-1958, l'Espagne contrôlait seulement la capitale d'Ifni. Le reste du territoire était déjà occupé par l'armée marocaine. En 1969, sous les pressions de l'ONU et avec l'intention de gagner des soutiens internationaux pour reprendre Gibraltar, l'Espagne a signé un traité avec le Maroc, un traité de « réintégration » de Ifni au Maroc.

Quelle est votre avis sur la position actuelle de l'Espagne, en faveur du droit du peuple du Sahara occidental ? S'agit-il d'une position beaucoup plus tactique que stratégique ?

PPour moi et pour beaucoup d'autres Espagnols, le dossier sahraoui est d'ordre stratégique et non pas tactique. L'intérêt stratégique de l'Espagne exige un Sahara indépendant.
Malheureusement, au cours de certains moments de notre dernière histoire, les gouvernants espagnols ont fait le jeu du Maroc (des sources laissent entendre qu'il y a eu corruption), en assurant que la question du Sahara occidental est « tactique » et que nous pouvons jouer cette carte, pour gagner des positions au Maroc. Cette position a été défendue par quelques ministres et par l'Etat Majeur espagnols en 1975, par les gouvernements de Felipe Gonzalez après 1985. Elle est actuellement défendue par le parti socialiste espagnol.
En avril 2002, le président Aznar a discuté avec Georges Bush sur le dossier du Sahara occidental : l'Espagne s'est opposée à l'annexion du territoire du Sahara par le Maroc. En 1975, Madrid a fait ce que les Etats-Unis lui dictaient. Mais, en 2002, l'Espagne a réagi différemment. C'est très dangereux de laisser un territoire aussi important que le Sahara occidental entre les mains d'un Maroc instable, actuellement menacé par le fondamentalisme.

Pensez-vous que la France qui préside le Conseil de sécurité des Nations unies (en janvier 2003, Ndlr) puisse influer négativement sur le cours des événements au Sahara occidental ?

On l'a déjà vu à l'œuvre, exigeant du Front Polisario de libérer les prisonniers de guerre marocains, en dehors des conditions du plan de paix, qui a été signé par les deux parties en conflit, le Maroc et le Front Polisario.

Une dernière question… Etes-vous de ceux qui pensent que les concepts d'indépendance et d'autodétermination sont dépassés ou à revoir, dans le nouveau contexte de mondialisation ?

Le concept d'autodétermination a une signification très claire : c'est le moyen de donner une solution au problème des peuples, sujets à la colonisation. L'autre moyen de décolonisation est de « céder » les colonies aux Etats dont ces colonies dépendent (cas de Gibraltar, Hong Kong).
L'autodétermination, dans les années 1990, a pris un nouveau sens en Europe, dans la crise des Balkans et de l'ancien espace soviétique. Ce concept trouve de nouvelles applications, qui ne sont pas universellement acceptées et qui ne font pas partie d'un conflit de décolonisation. C'est là une dynamique dangereuse, dès lors où il n'y a pas de règles claires et universellement admises, pour l'application de l'autodétermination, hors du contexte colonial.
S'agissant de l'indépendance, c'est un concept qu'il faut revoir, à mon avis, ce qui ne veut pas dire qu'il est dépassé. La preuve la plus évidente se trouve dans l'application du concept d'indépendance dans les pays du dénommé « axe du mal ». Si la Corée du nord, l'Iran et l'Irak sont un danger pour la première puissance mondiale, c'est justement parce que leur indépendance leur donne un espace de jeu, hors du contrôle des grandes puissances.
Pour ce qui est du problème du Sahara occidental, c'est un problème de « décolonisation », qui doit passer par « l'autodétermination ». Ce n'est pas moi qui le dis, mais l'ONU et la Cour internationale de Justice.

Propos recueillis par Z'hor Chérief


>> [ARSO HOME] - [OPINIONS]