ORIGINAL:
ANÁLISIS DEL REAL INSTITUTO 
La cuestión del Sahara y la estabilidad de Marruecos
Ángel Pérez González  (12/11/2002)

English:  
The Sahara Issue and the Stability of Morocco
Ángel Pérez González  (12/11/2002)

 

Analyse de l'Institut royal Elcano d'études internationales et stratégiques

La question du Sahara et la stabilité du Maroc

Ángel Pérez González (12/11/2002)

Traduction française de Martine de Froberville  

 

L'attitude actuelle de l'Espagne sur la question du Sahara est conforme à ses intérêts dans la zone, elle coïncide avec la légalité internationale et elle est soutenue par l'immense majorité des États et des organisations non gouvernementales. C'est donc une position enviable. La position du Maroc sur le territoire est confrontée à de sérieux problèmes de viabilité, légaux et structurels, qu'il ne faut pas perdre de vue. Aligner la position espagnole sur celle du Maroc sans une négociation préalable qui protège les intérêts stratégiques de l'Espagne n'est pas raisonnable. Surtout si l'on se réfère aux difficultés qui jalonnent les relations bilatérales et aux antécédents historiques : aucun intérêt concédé par l'Espagne n'a été rétribué convenablement par le Maroc. Le rapport coût-bénéfice et la nécessité d'envisager d'autres issues doivent être considérés à leur juste mesure. Les analyses les plus récentes sur la situation du conflit du Sahara suggèrent de manière voilée l'obligation de trouver un accord qui, en son essence, respecte la souveraineté marocaine. La seule raison communément avancée pour cela est la consolidation de facto de la présence du Maroc grâce à un programme de colonisation et d'assimilation réussi. Par ailleurs, la nécessité pour l'occident de compter sur des soutiens dans le monde musulman dans la guerre antiterroriste fait de la monarchie alaouite, plus encore qu'auparavant, un allié très apprécié. Une telle alliance a un prix, dont l'un des éléments serait le Sahara. Face à l'adoption d'une position favorable aux thèses marocaines de la part du Royaume-Uni et des États-Unis, liée à l'attitude traditionnelle française de soutien au régime marocain, nombre d'observateurs en Espagne plaident pour une évolution rationnelle de la position de Madrid. Mais la réalité de la question mérite une analyse plus prudente et une évaluation des conséquences de tenir pour vraies des affirmations discutables, entre autres, la solidité de la position marocaine dans le conflit.

La position du Maroc Pour comprendre l'importance du Sahara au Maroc, il faut partir de la nature même du régime politique instauré après l'indépendance, édifié sur deux pierres angulaires, une monarchie toute puissante et une idéologie nationaliste établie sur l'expansion territoriale. Cette dernière a constitué un ancrage sûr pour les forces politiques marocaines et, conjointement avec son caractère de chef religieux, le fondement de la légitimité du monarque. Aussi, à l'aune du succès de cette expansion, a-t-on jusqu'ici mesuré le succès du monarque, de Hassan II d'abord, puis de son fils. La pièce maîtresse de cette expansion est le Sahara. Auparavant, avaient été effectuées l'occupation par surprise de Ifni, l'intégration de Tarfaya et entreprise une courte guerre contre l'Algérie. Le Sahara a présupposé la confirmation définitive de Hassan II comme roi du Maroc et dès lors, sa perte a été considérée comme un anathème, étant donné qu'elle remettrait en cause cette légitimité. Ce fait a été bien instrumenté pour gagner l'appui de l'occident : si l'une des conditions de la tranquillité du Maroc est l'intégration définitive du Sahara, l'on peut, en raison des intérêts en jeu, transiger. Seulement cet argument a un problème : c'est une illusion produite par la nature du régime, comme les circonstances, avec l'étendue dissimulée du fondamentalisme croissant, commencent à le laisser entrevoir.

Le problème du Sahara influe effectivement sur la stabilité du Maroc, mais à l'inverse de cette description. La guerre, le mécontentement de la population de la zone, les tensions avec les autres États africains autour de la reconnaissance de la RASD et la gabegie de moyens qu'exigent l'assimilation et la protection du territoire aggravent la crise politique, financière et économique générale du pays, par elle-même déjà importante. Cela, assurément, contribue réellement à " dé-légitimer " le régime. L'absence de liberté d'expression sur des questions réputées " d'État " -le roi, l'armée, ou le Sahara n'en sont que les exemples les plus criants- rend difficile l'évaluation du soutien de la société à une longue guerre qu'ont subie surtout les classes les plus défavorisées du pays. La pression gouvernementale a fait que des esprits critiques de l'envergure de Serfaty ont modifié publiquement leur opinion sur le futur du territoire. En définitive s'en est trouvée renforcée une image d'unanimité qui est fausse. Bien que le nationalisme traverse la base idéologique de tous les groupes d'opinion du pays, la glorification du caractère marocain du Sahara a été acceptée à l'intérieur sur des critères similaires à ceux qui ont imposé une attitude plus tolérante à l'égard du régime à l'extérieur : la nécessité de donner satisfaction au roi.

Le piège de la légitimité a déterminé la politique marocaine dans l'ex-colonie espagnole jusqu'à aujourd'hui. Et bien que Mohamed VI ait pu avoir la tentation de changer la base de la sienne, conformément à des exigences démocratiques et à une plus grande sensibilité sociale, il est certain qu'il a hérité de la légitimité de son père avec toutes ses faiblesses. Du point de vue de la monarchie, l'accès au débat est clos. C'est là une option qui menace la continuité du système si une crise remet en cause la marocanité du Sahara Occidental, car elle exclut toute possibilité d'une négociation alternative. Dans le milieu politique marocain la crise sahraouie est un problème secondaire et à la longue une arme de choix aux mains de l'opposition au roi, l'islamisme, qui à coup sûr l'utilisera, si nécessaire. C'est le roi qui a fait du problème un élément central du jeu politique. Le piège est nécessairement mortel puisque malgré les apparences, la position du Maroc est faible : un changement de circonstances est parfaitement possible qui modifiera le statut du territoire au détriment du Maroc.

La faiblesse marocaine

La faiblesse du Maroc est issue de facteurs endogènes, faiblesse politique structurelle et maigre capacité à susciter la confiance internationale, et exogènes, la contradiction entre l'attitude marocaine et le droit international. Ces deux types de faiblesses sont extrêmement importants et contredisent deux lieux communs des analyses sur le Maroc, c'est-à-dire la stabilité du royaume alaouite, aujourd'hui plus que jamais incertaine, et la consolidation de l'occupation marocaine de l'ancien territoire espagnol.

Le système politique marocain est fondamentalement autoritaire. Le roi a acquis progressivement un rôle central qui n'était pas du tout évident en 1956, quand ce pays a accédé à l'indépendance. Si le système est devenu une dictature flexible, cela s'est fait aux dépens du tissu politique antérieur à l'indépendance, pratiquement en morceaux après la mise au pas des socialistes et des communistes et l'allégeance du nationalisme républicain, et grâce au contrôle rigide de l'armée dont les tentacules enserrent le système politique au Maroc tout autant que le roi, son mentor et son chef suprême. L'essor du fondamentalisme a mis en relief, déjà au cours de la décennie 90, que l'exception marocaine dans le monde musulman était fausse. Les récentes élections manipulées comme toutes les précédentes, même si de façon moins grossière, ont confirmé l'irréversible instabilité du pays. Le nouveau gouvernement, composé de partis adeptes ou respectueux du système, dont se sont auto-exclus les islamistes, sera le dernier qui pourra être formé de cette manière sans générer de tensions. Tout simplement parce que dans quelques années, il sera impossible de nier la prééminence des islamistes et de justifier leur exclusion du pouvoir. Dans un contexte de crise économique aiguë et de tension internationale croissante, l'on verra si la monarchie sera capable de maintenir l'équilibre précaire. D'entrée de jeu, elle a obtenu que l'occident comprenne que la démocratie pleine et entière peut attendre ; cette bienveillance concerne aussi le Sahara, une gratification de plus en vue de la stabilité. À la réserve que la condition pour accepter son intégration -la stabilité- n'est plus considérée comme un fait établi. L'ombre d'une crise de pouvoir sérieuse est évidente qui propage à son tour celle d'un phénomène, celui du Timor Oriental, que les autorités marocaines, même si elles le nient en public, ont bien présent en tête. Les contacts du Front Polisario avec les compagnies qui ont des intérêts dans la prospection pétrolière au Sahara et l'utilisation de cet événement par les dirigeants de la RASD compliquent, de toute façon, la parade à une telle éventualité.

La conséquence immédiate de cette réalité est le peu de succès de la propagande du royaume qui de fait n'a obtenu que sa position sur le Sahara soit acceptée qu'avec des grincements de dents et en tout cas sans triomphalisme. Ni chez les États développés, ni chez les États en développement, des thèses qui manquent pour le moment de légitimité n'ont eu d'écho favorable. Elles ont seulement reçu un soutien politique, que reçut également en son temps l'Indonésie et qui n'a pas évité cependant la fin de l'occupation de Timor. La légitimité internationale a une seule source, le droit. Et l'absence complète d'arguments de droit, dans le cas du Maroc, met son gouvernement dans l'impérieuse nécessité que l'ONU révise son opinion sur le conflit. En dépit des critiques que reçoit le droit international, voilà un excellent exemple de son poids effectif dans la société internationale contemporaine. Sans droit il n'y a pas de légitimité, sans légitimité il n'y a pas de stabilité et sans stabilité la crise peut éclater à tout moment.

Si le régime ne montre pas sa capacité à gérer le facteur " stabilité ", il perdra irrémédiablement le soutien sans faille nord-américain et, par ricochet, le britannique, les deux supports de la tactique marocaine dans le litige sahraoui. Loin d'être un associé stratégique pour les États-Unis, le peu de fiabilité qu'offre le système fait de facto du Maroc un associé conjoncturel permanent, une carte qu'on ne lâche jamais, mais cela pourrait arriver. L'exemple de l'Arabie séoudite dont le rôle dans le réseau stratégique des États-Unis est aujourd'hui sérieusement reconsidéré, est à cet égard éclairant. Hassan II était pleinement conscient que la crise de la monarchie signifierait immédiatement une crise territoriale. C'est pourquoi il a engagé les opérations diplomatiques susceptibles de débloquer le plan d'autonomie pour le Sahara avant sa mort. Quelques mois de désordres suffiraient à modifier de façon dramatique la situation.

L'autonomie et la position espagnole

Dans l'éventuelle solution du conflit par la voie de l'autonomie, rien n'est plus opaque, précisément, que la forme que celle-ci adopterait. Personne ne s'est attaché à en définir les termes constitutifs, une tâche primordiale si l'on veut discuter avec le Front Polisario. La raison est évidente : personne ne croit en cette autonomie, contradictoire avec la nouvelle structure régionale du Maroc, impossible sous un régime où le pouvoir et la souveraineté sont l'apanage du roi. L'autonomie est une alternative de pure forme qu'on a prétendu défendre avec les arguments avancés contre une éventuelle indépendance : que faire des colons ? Comment compenser les investissements marocains ? Entre autres questions dont la solution conforme au droit est simple. Les colons, par exemple, ou ils s'en vont, ou ils restent en devenant des nationaux du nouvel État, comme ce serait souhaitable, ou bien en tant qu'étrangers dotés des droits et des garanties pertinents. Les exemples de quelques ex-républiques soviétiques à fortes minorités russes montrent qu'il n'est pas impossible de trouver des solutions, avec l'avantage dans le cas présent que l'intervention internationale directe rendrait plus facile la gestion du problème. Quant à la stabilité de la région, rien n'indique qu'un nouvel État dans cette zone géographique va provoquer des conflits particuliers, en tout cas, pas plus que ceux qui s'y produisent actuellement. Par ailleurs, dans l'hypothèse d'une crise au Maroc, probablement inévitable, cela serait rassurant de pouvoir compter sur un État qui nécessairement se montrera coopératif et moins instable.

Dans ce contexte l'attitude espagnole est raisonnable et prudente. En réalité, il n'est pas possible de savoir ce qui va arriver à court terme. Il faut donc attendre pour voir ; il n'est pas certain non plus que les intérêts espagnols ne profiteront pas d'un nouvel État, par nécessité plus amical que le Maroc ; aucun intérêt stratégique ou économique ne justifierait un changement d'attitude, dans la ligne de la politique marocaine, précisément parce que le réalisme exige une analyse des perspectives à moyen et à long terme des intérêts en jeu. Les appels au réalisme d'analystes et de quelques politiques semblent ignorer que dans le pire des cas, une négociation avec le Maroc et favorable à ses intérêts ne peut être gratuite. La bonne foi, le bon voisinage et autres formules protocolaires du même type, ne peuvent faire partie de la négociation. On négocie sur des biens tangibles, qu'en l'occurrence le Maroc n'est pas disposé à offrir. Par exemple un accord définitif de frontières, terrestre et maritime. En ce qui concerne sa prétendue fragilité, il faut redire que la position espagnole est confortable, presque enviable. L'attitude espagnole coïncide avec ses intérêts stratégiques immédiats, avec la légalité internationale et avec l'opinion de la majorité des acteurs internationaux, États aussi bien qu'organisations intergouvernementales. Un bien très apprécié en ces temps de contradictions, qu'il faut savoir gérer avec prudence et bon sens.

Les relations hispano-marocaines

En décrivant les relations entre l'Espagne et le Maroc l'on part toujours de suppositions discutables et qui, néanmoins, inspirent exagérément la politique extérieure espagnole. Ordinairement elles font partie des clichés habituels de la stratégie occidentale : la monarchie comme garant de l'ordre ; le Maroc, un État à la démocratie grandissante ; un allié à l'abri de l'influence islamiste. Ce qui est sûr, c'est que la monarchie a assuré l'ordre au prix d'un perpétuel sous-développement du pays, sclérosé par la corruption et le trafic d'influences ; la démocratie marocaine est aussi peu sérieuse que celle de ses voisins. Dans la forme ou sur le fond, il n'y a rien qui établisse la supériorité démocratique du système marocain sur le système politique égyptien ou tunisien, ou même sur l'algérien, tous autoproclamés démocratiques. En tant qu'allié, il est déjà contaminé par le phénomène islamiste, grâce en partie à la répression et à la gabegie du pouvoir en place, par lesquelles il s'apparente à bien d'autres États musulmans. L'Espagne ne peut s'offrir le luxe d'analyser la situation au Maroc comme s'il s'agissait d'une nation occidentale de plus. Les États-Unis et le Royaume-Uni peuvent apprécier la tranquillité apparente, en Espagne il faut aussi considérer les risques sous-jacents. Enfin, le mythe qui résume tous les autres, la monarchie comme pivot indispensable du pouvoir. Discutable et de fait discuté au Maroc chez les islamistes. Et le moins plaisant de ce scenario, c'est que les islamistes ont probablement raison : la monarchie en son état actuel, on peut s'en dispenser. Si le changement n'est possible qu'aux dépens du Makhzen et du monarque, l'opposition cherchera à affaiblir les deux et à en finir avec eux. Une politique raisonnable doit prévoir des scenarios alternatifs, ne pas chercher uniquement à consolider des situations dont la nature est insoutenable à long terme, surtout quand une telle attitude ne rapporte pas les bénéfices espérés.

Au Maroc existent des scenarios et des politiques diverses qu'il faudrait aborder ouvertement. Ce serait un exercice de réalisme salutaire qui devrait porter non seulement sur le fonctionnement des relations bilatérales, mais encore et surtout, sur leur substance. Élaborer une politique à l'égard du voisin méridional sans tenir compte de la nature -agressive par nécessité idéologique- du régime, de l'instabilité -réelle en dépit des apparences- du partage et de la structure du pouvoir, de la sensibilité islamophile et anti-occidentale d'une proportion croissante de citoyens marocains ou du rapport effectif coût-bénéfice des politiques menées et des concessions accordées jusqu'à maintenant par l'Espagne, ne peut être que source de malentendus. Il convient de partir du fait absolument irréfutable que les relations bilatérales sont mauvaises. Pas seulement aujourd'hui, depuis toujours. Les concessions espagnoles ont eu pour seul effet d'encourager une politique de recours facile à l'agression extérieure. L'argumentation juridique et politique des revendications territoriales est inacceptable et le degré de mise en œuvre des accords bilatéraux exceptionnellement bas. L'on est en présence d'un État problématique dans le contexte régional, comme en attestent ses relations difficiles avec l'Algérie et la Mauritanie. Les éventualités d'une transition politique concertée et pacifique sont réduites et le système économique, domaine où l'on a mis tant d'espoirs, opaque et hostile aux entreprises privées d'un fort soutien politique. Tel est, bel et bien, le cadre des relations bilatérales. Seule une évolution démocratique et libérale de la nature du régime marocain permettra un changement de scenario.

Conclusions

La nature du régime alaouite rend quasi inévitables des périodes de crise, qu'aggravent aujourd'hui plusieurs facteurs. Notamment, la recherche de légitimité de Mohamed VI qui, renonçant à ses premières impulsions, se drape dans celle héritée de son père, fondée sur le nationalisme et l'expansion territoriale ; l'importance croissante de l'islamisme, modéré et moins modéré, un phénomène qui accroît les doutes sur la stabilité du régime ; et la crise économique empirée par la corruption systématique des institutions et des ressources publiques. Dans ce contexte, la situation marocaine au Sahara se heurte à de sérieux obstacles juridiques et politiques qu'il faut bien considérer au moment de prendre position sur ce conflit. L'Espagne a des intérêts stratégiques dans la région qui exigent une analyse exhaustive des conséquences que telle ou telle attitude aurait sur eux ; il est nécessaire d'imaginer tous les scenarios possibles, y compris d'un Sahara indépendant et d'un Maroc en crise, et d'évaluer les déficiences des relations hispano-marocaines dont l'analyse doit être réaliste et non pas volontariste : celles-ci sont mauvaises et susceptibles d'empirer.    
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