Les débats, hebdomadaire algérien

 

A bâton rompu avec le Professeur Yahia Zoubir

 Interview réalisée par Z'hor Chérief, à paraître prochainement.
(Nous remercions l'auteur pour l'autorisation de publier ce texte en avant-première).

«La crise de légitimité est en partie responsable de la crise algérienne»

Yahia H. ZOUBIR est Professeur en relations internationales à Thunderbird, à l'American Graduate School of International Management, en Arizona, aux Etats Unis. Il est spécialiste en politique économique internationale, en politique étrangère des Etats-Unis, en politique comparée et en management international (négociations et communications interculturelles, environnement régional des affaires). Il est également auteur de plusieurs ouvrages et articles, publiés dans des revues spécialisées aux Etats-Unis, en Europe et au Moyen-Orient. Dans cet entretien, Yahia Zoubir aborde de nombreux sujets brûlants, qui intéressent à la fois l'Algérie et la planète, en nous guidant de son regard d'expert en relations internationales, pour une meilleure compréhension de la mondialisation et de sa relation avec le concept de sécurité, ainsi que des enjeux actuels et à venir, pour les Etats, en particulier les pays en développement et l'Algérie.

 

Les débats : Vous avez participé au colloque international « Mondialisation et sécurité « , qui s'est tenu en mai dernier au Palais des nations. Comment expliquez-vous que les participants aient axé le plus sur le 11 septembre, c'est-à-dire sur la vision policière et militariste ?

Y. Zoubir : Je crois que les participants, même s'ils ont mis plus l'accent sur le 11 septembre, ont tout de même débattu des autres aspects de la sécurité. L'accent a bien été mis sur les conséquences de l'écart de développement entre le Nord et le Sud. Dans l'atelier no 1, par exemple, les participants ont conclu que la mondialisation a donné naissance à de nouveaux risques et menaces, tels que ceux qui découlent des disparités économiques et sociales, le terrorisme, le crime organisé, l'immigration clandestine, les problèmes d'environnement, le problème de pénurie d'eau susceptibles d'entraîner des guerres inter-étatiques, la prolifération d'armes nucléaires et de destruction massives et enfin, les conflits internes (ethniques ou autres). Durant le colloque, il était clairement exprimé que même le terrorisme est une des manifestations d'une mondialisation non contrôlée. Bien entendu, après le 11 septembre, c'est la vision policière et/ou militariste qui prévaut. Mais, je suis persuadé que tôt ou tard, on se penchera plus sérieusement sur les causes de certains fléaux sociaux à l'échelle planétaire - les pays développés ne faisant pas exception. Je voudrais ajouter qu'à la fin des années 1980 et au début des années 1990, on avait parlé de « movements of rage » qui sont apparus à la suite de la chute de l'Union Soviétique et de l'intégration de la Russie dans le mouvement de globalisation. « Les mouvements de rage « , une expression qui a été inventée par Ken Jowitt (dans son ouvrage « New World Disorder : The Leninist Extinction « (University of California Press, 1992), fait référence à ces mouvements de révolte internes, dont les racines sont à trouver dans la frustration, la marginalisation et la perplexité de pans entiers de la société. En d'autres termes, la misère ainsi que l'abandon de « l'Etat de Bienfaisance « ont donné naissance à des groupes qui ont eu recours à la violence, pour exprimer leur frustration (*).

Q. Sur quoi a porté votre contribution, lors de ce colloque ?

R. Ma contribution a porté sur la politique des Etats Unis au Maghreb. On ne peut comprendre leur politique au Maghreb, sans se référer à leur relation avec la France coloniale et sans revenir à la période de la guerre froide. Je pense que la politique américaine reste encore marquée par l'époque de la guerre froide : les idées faites durant cette période ne se sont pas encore dissipées. Les décideurs américains ont gardé une vision un peu figée, l'Algérie reste un pays dont on se méfie, à cause de ses positions vis-à-vis de la Palestine, du Sahara Occidental, de Cuba, du Vietnam. Les relations privilégiées entre l'Algérie et l'ex-Union Soviétique durant la guerre froide n'ont rien fait pour arranger les choses. Donc, l'Algérie est perçue comme un Etat radical, alors que le Maroc et la Tunisie sont toujours vus comme des Etats « modérés », amis de l'Occident et même alliés stratégiques. A titre d'exemple, dans les années 1970, le Maroc a joué le rôle d'agent par procuration (« proxy state ») pour les Occidentaux au Zaïre et en Angola. Les Marocains avaient même envoyé des troupes pour défendre le régime de Mobutu. Ces quelques éléments peuvent aider à comprendre l'attitude des Etats-Unis envers l'Algérie, durant la décennie sanglante, particulièrement en 1992. La question de la démocratie n'avait jamais été un élément primordial de la politique américaine au Maghreb, une région qui n'a jamais représenté un trop grand intérêt pour les USA, surtout lorsqu'on compare cette région au Proche-Orient ou aux pays du Golfe. Etant donné que la pensée dominante considérait que l'Islam et la démocratie sont incompatibles et que l'Europe de l'Est était plus importante, le gouvernement américain n'a pas fait grand chose pour aider le processus de démocratisation en Algérie (1989-1991). On a pratiquement laissé cette tâche aux Français : le Maghreb a toujours été considéré chasse gardée de la France. A propos de l'islamisme radical, il faut être très prudent dans l'analyse de la politique américaine sur cette question, car on a souvent tendance à dire que les Etats-Unis ont favorisé le mouvement islamiste en Algérie. Rien ne serait plus faux que d'avancer qu'il existe une vision monolithique des choses dans le système politique américain. Il existe deux grandes tendances : les « Confrontationists », l'équivalent de ce qu'on a appelé en Algérie les « éradicateurs ». Cette tendance est farouchement opposée à l'arrivée au pouvoir des islamistes, car ces derniers représentent une menace aux intérêts et à la sécurité des Etats-Unis. L'autre tendance est celle des « accommodationists », en quelque sorte les « réconciliateurs ». Ceux-ci voyaient la montée de l'islamisme comme un fait inévitable dans le monde musulman. Ils ont défendu l'idée que les islamistes modérés forceraient la démocratisation des régimes autoritaires dans ces pays-là. Le plus important à retenir est que dans la période 1993-1995, des officiels américains étaient tellement convaincus que le régime algérien allait s'effondrer, qu'ils avaient envisagé la possibilité d'établir des relations avec les islamistes, afin d'éviter une répétition de la débâcle américaine en Iran, en 1979. Quant à l'analyse de la stabilité de la région, elle met en exergue la contradiction principale de la politique US au Maghreb. Si d'un côté, on encourage l'intégration des pays du Maghreb (l'initiative d'Eizenstat), d'un autre côté, on soutient la position du Maroc dans la question du Sahara Occidental. Ce soutien encourage le Maroc à bloquer la tenue du référendum d'autodétermination. Or, le conflit du Sahara représente l'obstacle principal à l'intégration maghrébine.

Q. Dans vos dernières sorties médiatiques, vous donniez pourtant l'impression d'être optimiste, quant à l'issue de la question du Sahara Occidental ?

R. Je dois avouer que je n'ai jamais été optimiste, concernant la question du Sahara Occidental. J'ai toujours soutenu la thèse que les Marocains n'accepteraient jamais, sauf en cas de pressions sérieuses de la part du Conseil de Sécurité de l'ONU, en vue d'avaliser la tenue d'un référendum libre et régulier au Sahara Occidental. Je n'ai aucun doute, tout comme les Marocains et leurs alliés au Conseil de Sécurité, quant au résultat d'un tel référendum. C'est bien la raison pour laquelle les Marocains proposent d'autres formules, qui leur sont favorables et qui tendent à occulter le droit international, ainsi que toutes les résolutions prises par la communauté internationale par rapport à la question sahraouie. J'ai fait montre d'un peu plus d'optimisme, au mois de février dernier, pour les raisons suivantes : l'ONU avait clairement identifié le Maroc comme la partie qui entrave la mise en application du processus référendaire au Sahara Occidental. La troisième voie n'était plus retenue comme la solution de « dernière chance « . Les Algériens avaient levé toute ambiguïté quant à leur position. Les Etats-Unis, seule vraie puissance mondiale, déclaraient vouloir un Maghreb stable. Mais, certains événements se sont déroulés depuis, qui ont changé la donne. La visite de Mohammed VI à Washington a été bien soutenue par les Saoudiens. Le lobbying exercé par le prince Sultan Bendar, Ambassadeur de l'Arabie Saoudite à Washington, a été très efficace. Il est vrai que la manoeuvre a échoué au niveau du Conseil de Sécurité, mais on est en droit de se poser certaines questions. Ce n'est pas la découverte potentielle de pétrole qui a fait changer la position des Etats-Unis : les intérêts pétroliers et gaziers américains se trouvent en Algérie. Le lobbying saoudien est une bonne piste, mais pas suffisante. L'explication est à chercher ailleurs. Il est évident que ni les Etats-Unis ni la France ne souhaitent la reprise des hostilités dans la région. Alors pourquoi veulent-ils imposer cette « troisiËme voie « , sachant pertinemment que, non seulement l'Algérie et les Sahraouis s'y opposent, mais aussi la majorité des membres de l'ONU ? Il y a là mystère.

Q. En quoi le règlement juste et régulier de ce dossier est-il si important pour l'Algérie et l'ensemble maghrébin ?

R. Pour les Algériens cette question a plusieurs dimensions. Tout d'abord, c'est une question de sécurité nationale. L'annexion du territoire sahraoui par le Maroc, avec la bénédiction du Conseil de Sécurité de l'ONU, ne ferait que raviver l'irrédentisme marocain. Il ne fait aucun doute que les Sahraouis reprendraient les armes avec toutes les implications que l'on sait. Le Maghreb en souffrirait énormément. Qui oserait parler d'unité maghrébine après cela, sans compter les retombées économiques sur le développement de l'Algérie et du Maroc. La question du Sahara Occidental est aussi importante pour l'Algérie, d'un point de vue psychologique et idéologique. La cause sahraouie étant une question de décolonisation, les Algériens ne peuvent pas s'empêcher de s'y identifier. De plus, la diplomatie algérienne a investi des ressources et des hommes pour soutenir cette cause, qui repose sur la légalité internationale. L'identité des Marocains, ces dernières décennies, s'est construite sur la base de leur différence, si ce n'est leur inimitié avec l'Algérie, ainsi qu'envers les Sahraouis. On peut d'ailleurs trouver une analyse détaillée de cette perspective, dans l'article de Nizar Messari : « National Security, the Political Space, and Citizenship : The Case of Morocco and the Western Sahara « , The Journal of North African Studies, Vol. 6, No. 4 (Winter 2001), pp. 47-63). Cela complique davantage les choses. Bien entendu, les richesses halieutiques et du phosphate représentent un enjeu considérable pour les Marocains. Les investissements qu'ils ont effectués dans le territoire occupé en est la preuve.

Q. Partagez-vous l'idée selon laquelle seul le retour aux armes aura raison de l'indépendance des Sahraouis ?

R. Le peuple sahraoui a le droit, reconnu par la communauté internationale, à l'autodétermination. Si on lui refuse ce droit, il est légitime qu'il choisisse une autre voie pour se libérer. Bien sûr, la reprise de la guerre aurait des conséquences incalculables pour la région et c'est bien pour cela que ni la France ni les Etats-Unis ne forceront les Sahraouis à accepter leur intégration au Royaume chérifien, aussi large soit-elle. Il reste à espérer que l'ONU n'ira pas jusqu'à forcer les Sahraouis au retour aux armes, comme seul choix, pour la libération de leur territoire.

Q. En votre qualité de spécialiste des relations internationales, quelle est votre appréciation sur la qualité des relations et des échanges entre les pays du nord et ceux du sud ?

R. La globalisation, définie comme une nouvelle étape du néo-libéralisme, a eu d'importants effets positifs, tels que le meilleur accès aux télécommunications, par exemple. Certains indicateurs montrent qu'il y a eu aussi une amélioration certaine dans l'espérance de vie, une baisse de la mortalité infantile, une progression des revenus par habitant, une baisse du taux d'analphabétisme. Mais, est-ce que la globalisation a mis fin à la pauvreté et la misère dans les pays du Sud ? Non. A titre d'exemple, la Banque mondiale a estimé que le nombre de personnes vivant sur l'équivalent d'un dollar US par jour est passé de 1, 2 milliard en 1987 à 1,5 milliard en 1997. En 1998, la FAO a montré que presque un milliard de personnes souffraient de malnutrition chronique. Même dans les anciens pays socialistes, on a assisté à une hausse de la pauvreté, dans les années 1990. La fin de l'Etat Providence, dans de nombreux pays, l'Algérie incluse, a contribué à la paupérisation même des couches moyennes. La restructuration, dont l'objectif est de favoriser le capitalisme global, a accéléré ce processus. Il reste à déterminer si cela n'est qu'un passage nécessaire, une période de transition, avant l'avènement des conditions de prospérité, comme le soutiennent les néo-libéraux, ou bien est-il possible que l'ajustement structurel affecte inévitablement les couches les moins favorisées. Les nouvelles approches sur le commerce international n'ont pas arrêté la détérioration des termes de l'échange, bien au contraire. Les prix des matières premières sont à leurs plus bas niveaux, depuis les années 1930 ! La libéralisation des échanges et la levée des taxes, dans le contexte de l'ajustement structurel, a beaucoup défavorisé les pays du Sud. La crise de la dette ne permet pas aux pays du Sud de résorber leur pauvreté qui ne cesse de croître. Des analyses indiquent que l'Etat-nation constitue un matériau de la mondialisation, qu'il faut sauvegarder et renforcer. D'autres signalent que ce concept contredit la nature même de la globalisation, qui affaiblit la souveraineté nationale, les barrières douanières, l'autorité au niveau des frontières et les économies locales.

Q. Quel est votre avis sur ces deux conceptions ?

R. Il ne fait aucun doute que la prolifération des relations supra territoriales pose un défi à l'Etat territorial. Mais, dire que l'Etat-nation est mort ou qu'il devrait cesser d'exister est une utopie. N'est-ce pas les Etats qui ont créé les cadres réglementaires de la mondialisation? Les Etats continuent de jouer un rôle considérable et décisif dans le processus de mondialisation. L'Etat et la mondialisation ne sont pas antithétiques. Les relations supra territoriales ne se seraient jamais développées, si les Etats n'avaient pas encouragé le processus. Mondialisation et Etat sont compatibles et sont, en fait, co-dépendants, même si la croissance des réseaux transnationaux a transformé la nature de l'Etat. Les conditions matérielles du phénomène de mondialisation ont transcendé la géographie territoriale. Les technologies nouvelles, les moyens de communication de tout genre, les médias électroniques ont réduit la capacité de contrôle des citoyens par les Etats. Ces derniers ne peuvent plus aussi exercer d'autorité complète sur les associations transfrontalières ou sur les compagnies globales. Les Etats interviennent sur le commerce mondial, mais ne le contrôlent pas. Même les Etats les plus puissants n'ont pas de souveraineté, en ce qui concerne les taux de change par exemple. On se demande si les Etats ont une autorité réelle sur les flux financiers globaux qui transitent à travers leurs territoires. Cela ne veut pas dire que ce sont les Etats qui ont rendu possible la mondialisation, car les cadres réglementaires sub-étatiques, supra-étatiques, ainsi que les organes des marchés ont eux aussi contribué au cadre de gouvernance nécessaire. L'Etat continuera donc à jouer un rôle important. La question est de savoir comment l'Etat, qui ne peut empêcher l'avancée de la mondialisation, utilisera les diverses options, pour gérer la vitesse et la direction du processus de globalisation. Le problème qui se pose, en fait, est que l'Etat-nation d'aujourd'hui sert souvent les intérêts du capital global, en plus (si ce n'est au lieu) du capital territorial-national. Beaucoup de gouvernements sont de plus en plus réceptifs aux demandes des compagnies globales, des marchés financiers globaux, des groupes de médias et télécommunications supra territoriaux. Souvent, ces gouvernements ont peur, que s'ils n'offraient pas des systèmes fiscaux avantageux, le capital global les éviteraient. Vous n'avez qu'à voir le nombre de pays qui ont libéralisé leurs économies, dans les années 1990, afin d'attirer les investissements étrangers.

Q. Croyez-vous que les difficultés que vivent les « jeunes « Etats sont de la responsabilité de l'Occident, qui les aurait empêchés d'intégrer dans le processus de mondialisation ?

R. La responsabilité de l'Occident colonisateur est indiscutable. Mais, il ne faut pas non plus nier la responsabilité des dirigeants de ces « jeunes « Etats, qui ont mis en place des systèmes inadéquats pour répondre aux besoins de leurs populations.

Q. Ne craignez-vous, comme certains, que le terrorisme islamiste serve d'alibi aux Etats Unis et à d'autres puissances occidentales, pour placer les hommes qu'ils veulent, dans l'espace arabo-musulman, de mâter toute résistance et opposition internes, et de mieux dominer ces Etats ?

R. Absolument. Le meilleur exemple en est la Palestine. Mais il y a aussi l'Irak et beaucoup d'autres pays, contre lesquels l'on veut attaquer, sous prétexte de la lutte antiterroriste. Mais, placer des hommes haïs par leurs populations pour mâter résistance et opposition internes et mieux dominer ces Etats, est vraiment dangereux, car plus ces hommes sont soutenus par les Etats-Unis et plus ces derniers resteront la cible de tous les mécontents de ce monde. Cette fois-ci, ce ne seront plus des marginaux qui s'en prendraient aux USA et à l'Occident en général, mais des intellectuels, issus de classes moyennes qu'une telle politique aura radicalisés.

Q. Peut-on parler, aujourd'hui, de menace qui pèse sur la citadelle onusienne et du risque de son éclatement ?

R. Il est difficile de dire si l'on se dirige vers une nouvelle organisation internationale. Ce qui est certain, c'est que l'ONU a besoin d'un processus de démocratisation. Mais, encore une fois, l'unilatéralisme ne permettra pas à l'ONU de jouer son rôle, surtout avec l'équipe actuelle à la Maison Blanche. Tant qu'il n'existe pas de contrepoids réel, on risque de vivre des moments de la « loi de la jungle », comme cela est le cas en Palestine. Des voix se sont élevées pour que l'Europe fasse contrepoids à l'hégémonie des USA. Mais, jusqu'à présent, les efforts des Européens pour une politique de défense et de sécurité communes n'ont pas encore abouti. La Russie, quant à elle, l'état de son économie actuelle, notamment, ne lui permet pas de s'opposer effectivement à la puissance américaine.

Q. L'administration Bush s'est bien prononcée pour la création d'un Etat palestinien. Où se situe alors le noeud du problème ?

R. Que l'administration Bush se soit prononcée pour la création d'un Etat palestinien ne signifie pas grand chose. Le soutien obtenu par Sharon au Congrès américain lie les mains de l'administration, en supposant qu'elle souhaite vraiment la naissance d'un véritable Etat palestinien, avec des frontières reconnues. Les Israéliens ne veulent rien de moins qu'un système du type Apartheid en Palestine. Le noeud du problème se situe là. Israël jouit d'un tel soutien aux Etats-Unis qu'il est impensable que l'on puisse le forcer à accepter quoi que ce soit. L'exemple de la mission avortée de l'ONU en est la meilleure illustration. Il faut dire aussi que la faiblesse, ainsi que la lâcheté de nombreux pays arabes, sont aussi à mettre au compte de la tragédie du peuple palestinien.

Q. N'est-il pas plus juste de parler de deux mondialisations : une mondialisation en cours des puissants et des faibles, et une mondialisation humaine qui reste à créer ?

R. Il ne fait aucun doute qu'une mondialisation humaine, c'est-à-dire une mondialisation qui profiterait à tout le monde, qui éliminerait les inégalités sociales, reste à faire. Il faut aussi penser à la sécurité humaine qui ne concerne pas uniquement les questions matérielles, militaires, écologiques et économiques. Il faut aussi penser à la sécurité humaine dans ses dimensions psychologiques et culturelles. Dans cette perspective, l'aspect identitaire est vital. Mais, que serait l'identité sans la cohésion sociale ? Un sentiment d'identité sécurisée est étroitement lié à un sentiment sécurisé d'appartenance. Afin qu'existe une cohésion sociale, il faudrait qu'une personne puisse à la fois recevoir et donner un soutien à une collectivité plus étendue. La cohésion sociale à l'intérieur des Etats, ainsi qu'au niveau planétaire, a souffert de la mondialisation. La prolifération des renouveaux ethniques, la xénophobie et autres réactions à la mondialisation, en sont la meilleure illustration. Même les solidarités non territoriales se fondent souvent sur l'exclusion de « l'autre « , c'est-à-dire d'une autre classe, d'une race différente, etc. Ce sujet mérite, de tout évidence, un plus grand débat.

 Q. Mais, alors, qu'est-ce qui a vraiment changé dans le monde ?

R. Le plus grand changement dans le monde est évidemment la chute de l'URSS et de ses satellites. La transformation d'un monde bipolaire en un monde unipolaire est l'autre grand changement. Dans ce monde unipolaire, les Etats-Unis dominent le monde, d'une manière jamais vue auparavant, dans l'histoire de l'humanité. La puissance américaine n'a pas d'égal à tous points de vue, surtout militaire. L'Europe ne fait pas le poids, la Russie est une « puissance « nucléaire pauvre. La Chine n'a pas encore les moyens pour aspirer à un rôle d'hégémonie dans le monde. Le plus dangereux, dans tout cela, est l'unilatéralisme affiché par les Etats-Unis. L'Administration du Président Georges W. Bush est dominée par des « faucons « qui ont survécu la guerre froide. A moins d'une multipolarisation qui pourrait se faire à travers des systèmes régionaux, nous assisterons à des situations tragiques. Mais, en définitive, le monde des inégalités, lui, n'a pas beaucoup changé. Le fossé entre les pays du Sud et ceux du Nord s'est accentué, alors que le libéralisme économique promet une prospérité à toute la planète. L'interdépendance entre les pays n'a pas produit une solidarité entre le Nord et le Sud. Tous les indicateurs économiques et sociaux montrent que les pays du Nord connaissent une plus grande prospérité, alors que ceux du Sud vivent une détérioration de leur condition. Pour le cas algérien, il me semble que les acteurs sociaux auraient dû participer, de plus près, aux négociations avec l'Union Européenne, afin de créer un consensus, quant à l'adhésion à l'accord d'association, ainsi qu'à l'OMC. Il faut voir dans quelle mesure la levée des tarifs douaniers vont affecter certains secteurs de l'économie algérienne.

Q. A quel niveau se situent les nouvelles batailles à mener par les pays du sud ?

R. Les pays du Sud doivent négocier intelligemment leur intégration, incontournable, dans la globalisation. Le feront-ils à travers des groupements régionaux ? Pour réussir, ils doivent démocratiser leurs sociétés et permettre l'épanouissement de la société civile et des citoyens. L'Etat doit jouer son rôle de redistributeur du revenu national. Il doit aussi créer les conditions pour la création de richesses et mettre en place un système fiscal rénové. En d'autres termes, l'Etat doit créer l'environnement nécessaire pour attirer les investissements. Une refonte de l'Etat qui tienne compte de la globalisation lui permettra de délimiter ses fonctions de régulateur. Ce qui est certain pour un pays comme l'Algérie, par exemple, c'est qu'il faut un sursaut national: une démocratisation, qui tienne compte des réalités nationales certes, mais une vraie démocratisation, néanmoins, en est une nécessité absolue. Pour résumer, les batailles pour le développement national vont être encore plus dures que dans le passé. La compétition entre pays du Sud pour attirer les investisseurs étrangers sera sans merci.

Q. Comment expliquez-vous alors l'impuissance actuelle de l'Etat algérien et le rejet, par une frange importante de la population, de tout ce qui symbolise l'Etat

R. La crise algérienne est très complexe. Mais, ce qui est évident, c'est que les autorités n'ont eu ni le courage ni la volonté de poursuivre un processus de démocratisation qui aurait permis aux citoyens de participer plus activement dans la vie politique et économique du pays. En ce qui concerne la globalisation, l'absence de réformes tangibles du système bancaire, par exemple, ainsi que l'hypertrophie de la bureaucratie, continuent de décourager les investisseurs étrangers. La crise de légitimité est en grande partie responsable de la crise algérienne. Si une frange importante de la population rejette tout ce qui symbolise l'Etat, c'est que l'Etat a un problème. L'impression qu'on a lorsqu'on visite l'Algérie est que le sentiment national a disparu. La jeunesse algérienne n'a aucune connaissance de l'histoire de son pays ou de ses héros. Il reste un grand travail à faire dans ce rayon.

Q. Un dernier mot ?

R. L'Algérie est certes un pays en crise, mais elle a les capacités de renaître. Le pays jouit de ressources naturelles appréciables. Malgré le démantèlement des entreprises nationales, il existe toujours une base industrielle assez conséquente. Les potentialités humaines nationales existent aussi, que se soit en Algérie ou à l'étranger. Je suis persuadé qu'une démocratisation réelle et l'adoption d'une politique qui favoriserait l'intégration de la jeunesse algérienne à un processus de développement national, permettraient à l'Algérie de sortir de la crise. Une réforme du système éducatif est essentielle, si le pays veut donner à la jeunesse une ouverture sur le monde moderne.

* Pour plus de détails, lire Yahia H. Zoubir, in « State and Civil Society in Algeria « , Ed. North Africa in Transion. State, Society, and Economic Transformation in the 1990s « , University Press of Florida, 1999, pp. 29-42.

 


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