Violations des droits humains au Sahara occidental

TEMOIGNAGE DE DAOUD EL KHADIR MOHAMED AYAD SUR UNE DISPARITION DE 15 ANS

Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités des Nations unies. 46ème session, août 1994: Point 10 de l'ordre de jour

Madame la Présidente,
Le 20 Septembre 1979, nous étions entassés les uns sur les autres, ruminant un silence lugubre que nous devons observer à longueur de journée, entourés de murs dont la grise nudité accentuait encore la désolation de ces antres dans lesquels nous avons été confinés. Nous ne pourrions pas imaginer - et l'imagination étant l'unique chose au royaume chérifien du Maroc qui échappait encore à un infernal et brutal appareil répressif - qu'un jour, en ce monde de vivants, je pourrais témoigner devant une assemblée représentative de la Communauté Internationale sur une partie des supplices que j'ai subis en compagnie de plusieurs centaines de mes compatriotes sahraouis dans les geôles secrètes marocaines.
Aucun de ceux qui étaient Ià ne pouvait en caresser l'espoir, et nous avions tout le temps pour tous les rêves les plus surréalistes, de pouvoir un jour sortir vivant de ces ergastules, véritables vestiges de l'antique et impériale Rome.
Madame la présidente,
Si je suis encore aujourd'hui en vie et prêt à témoigner sur mon calvaire et celui de tous les frères disparus, je le dois sans nul doute aux efforts inlassables et à la persévérance dont les ONG ont fait montre auprès des organismes humanitaires pour que la lumière soit faite sur la situation des disparus sahraouis et marocains.
Qu'elles trouvent ici l'expression de ma profonde gratitude, en particulier Amnesty International à qui je dois ma libération et Pax Christi International qui me donne son hospitalité pour ce témoignage.
Je m'appelle Daoud el Khadir Mohamed Ayad. Je suis citoyen sahraoui.
Dans la nuit du 16 au 17 mars 1976, à 4 heures du matin, des hommes armés ont fracassé ma porte, m'ont brutalisé et perquisitionné ma chambre Après m'avoir bandé les yeux et menotté les mains derrière le dos, mes ravisseurs m'ont amené dans un commissariat de police d'Agadir au Maroc où j'ai subi un passage à tabac pendant trois jours.
Le 21 mars, j'ai été transféré, avec 5 autres Sahraouis, au tristement célèbre centre d'interrogatoires de Derb Moulay Chérif à Casablanca. Ce centre, qui est spécialisé dans les tortures et les interrogatoires, est un passage obligatoire pour tout détenu au Maroc.
A Derb Moulay Chérif, j'ai rencontré 23 Sahraouis arrêtés aà El-Ayoun et Smara. Nous avons connu les pires sévices et les formes les plus horribles de torture: on nous ligotait les pieds et les mains derrière le dos sur lequel est posé un objet lourd et on nous suspendait à une barre de fer horizontale. C'était insupportable. Chacun pensait que sa colonne vertébrale allait se briser à tout moment.
D'autres fois, j'ai été attaché comme un saucisson sur une longue table et on me plongeait la tête dans un mélange de détergent et d'urine pour m'asphyxier. Les tortionnaires m'ont également fait subir des séances de décharges électriques sur les parties sensibles du corps.
J'ai éte maintenu debout, complétement nu, pieds et mains liés, jusqu'à l'épuisement total. Dès que je m'écroulais, je recevais des flagellations sur la plante des pieds et celà produisait des ondes de douleurs qui faisaient vibrer tout mon corps.
Je suis resté 4 mois et 16 jours dans cet enfer de Derb Moulay Chérif. Puis, j'ai été transféré le 6 août 1976 au centre secret de détention d'AGDZ, à 80 km au Nord de Ouarzazate.
Là, j'ai été enfermé dans une cellule de trois mètres sur deux, n'ayant pour toute aération que de petits trous perçés en haut du mur. Je n'avais que de vieilles nattes sur lesquelles je devais me coucher et un seau en fer qui me servait de toilette et qu'il fallait vider deux fois par jour.
Au fil des jours, ma santé s'est détériorée. Je ne pouvais plus me tenir debout. Je me sentais sur le point de mourir. Ensuite, j'ai été transféré dans une cellule commune où d'autres Sahraouis se trouvaient déjà. Ils m'ont soutenu moralement.
Nos gardiens nous ont maintenu en vie en nous administrant des rations alimentaires composées d'eau et de soupe à base de graines de lentilles, de pois chiches, d'haricots ou de fèves non cuites qui provoquaient des ravages irréparables à l'estomac.
A force d'épuisement, mes compagnons et moi avons fini par nous déplacer à quatre pattes Plusieurs de mes compatriotes mourront de faiblesse.
Dans ce camp aux portes de l'enfer, j'ai passé 4 ans et 2 mois. J'ai franchi le seuil de celui-ci quand je fus transféré au bagne de KALAAT M'GOUNA, réplique exacte de TAZMAMART, tristement connu.
L'endroit était encore plus horrible que les précédents. J'y ai trouvé des détenus sahraouis transférés eux aussi de plusieurs autres centres clandestins marocains, comme SKOURA, les villas de la Direction de la Sécurité Territoriale implantées dans toutes les villes du Maroc.
Tortures et mauvais traitements ont constitué notre lot quotidien. Nous n'étions plus que des loques humaines se traînant à quatre pattes. Nous n'avions plus que la peau collée sur des os qui ne nous soutenaient plus. Nous étions presque nus car nos habits sont tombés en lambeaux à cause du temps et de la saleté.
Dans notre cellule, pleine à craquer, nous ne disposions que d'un bidon en plastique pour nos besoins naturels. Nous nous retenions pour que le bidon ne se remplisse pas trop vite et se déverse à même le sol.
Ce qui est arrivé à plusieurs reprises quand il y eut des cas de diarrhées. Quand on se soulageait, les autres fermaient les yeux par pudeur et le nez à cause de l'odeur.
Ceux auxquels il restait encore un peu de force, se chargeaient de déverser le bidon dehors, ce qui, quand même, leur permettait de voir, un instant, le ciel ou le soleil.
52 Sahraouis sont décédés et ont été enterrés dans des fosses communes vite couvertes de chaux vive pour accélérer la décomposition et atténuer les odeurs. 6 autres mourront quelques jours à peine après leur libération en juin 1991 à cause de la détérioration de leur état de santé (tuberculose, pneumonie, troubles digestifs, ulcères d'estomac, rhumatisme, etc).
En juin 1991, on nous annonça notre prochaine libération. Avant la date fixée pour cet év ènement, nous avons reçu des soins pour améliorer notre état physique et être "présentables" devant l'opinion publique internationale.
Madame la Présidente,
J'ai donc passé un total de 15 ans, 3 mois et 26 jours dans les divers centres de détention secrets marocains.
Je n'ai jamais été jugé et encore moins condamné par un tribunal. Je n'ai jamais été indemnisé pour toutes les violations des droits de l'homme dont j'ai été victime car, au Maroc personne n'est à l'abri des excès du MAKHZEN, ce Léviatan des temps modernes.
L'arsenal des normes et lois en vigueur ne protège en fait pas les citoyens contre les excès de l'administration. Sa véritable finalité n'est-elle pas de leurrer la Communauté Internationale ?
Ici, la justice est établie en fonction des intérêts du MAKHZEN. Elle est à son service. L'impartialité de la justice au Maroc est une fiction. Sachez que l'unique recours dont disposent les centaines de malheureux qui peuplent encore les prisons marocaines reste les pressions que la Communauté Internationale peut et doit exercer de l'extérieur.
Les recours qui prot ègent, sans discrimination, la personne humaine dans un état de droit, sont inexistants au Maroc, en tous cas pour les Sahraouis.
Je vous remercie Madame la présidente.


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