Jeune Afrique (Paris), No 1848 du 5 au 11 juin 1996
Sahara: pour une médiation franco-mauritanienne.
Ahmed Baba Miské
Si elle n'a pas eu, loin de là, toutes les conséquences que
l'on espérait - notamment sur le plan de la sécurité
et de la paix -, la fin de la guerre froide a au moins favorisé la
solution de la plupart des conflits liés à la décolonisation.
Un seul demeure, comme un monstrueux anachronisme: le conflit du Sahara
occidental. En réalité, là aussi, les choses avaient
bougé et une solution se profilait à l'horizon: les protagonistes
avaient accepté de s'en remettre à l'ONU pour organiser le
référendum d'autodétermination décidé
par celle-ci voilà un quart de siècle. Une trêve fut
donc conclue sous la surveillance de la Minurso.
On connait la suite: désaccord des parties en conflit - Maroc et
Polisario - sur l'identité des votants, blocages, prolongations successives
du mandat de la Minurso, jusqu'à l'ultimatum lancé par le
secrétaire général Boutros-Ghali: si, avant fin mai
1996, les protagonistes n'ont pas fait preuve de bonne volonté pour
permettre l'organisation du référendum dans un délai
rapproché, l'ONU entamera son retrait. Or on peut craindre qu'un
tel retrait ne provoque une reprise des hostilités. Et l'on imagine
l'immense gâchis qui en résulterait dans un Maghreb déjà
en butte à d'autres dérives.
La situation est assez préoccupante, en tout cas, aux yeux d'un observateur
(très) concerné mais capable, espère-t-il, de garder
le recul nécessaire à la lucidité et même à
l'objectivité, pour l'inciter à tirer la sonnette d'alarme
après dix-sept ans de silence et à privilégier, ici,
la recherche d'une porte de sortie.
D'entrée de jeu, on peut dire que ce qui manque avant tout, ce qui
a toujours fait défaut, c'est ce " troisième acteur"
si souvent indispensable pour arrêter un conflit: celui qui assure
- de préférence dans la discrétion - la liaison entre
les belligérants, sait trouver les mots et suggérer les gestes
nécessaires au moment opportun, imaginer les compromis à priori
improbables, élaborer les solutions les plus conformes aux rapports
de force actuels et potentiels, apparents ou cachés, faire prendre
conscience à chacun sans le brusquer ni le braquer, des faiblesses
et des risques peu évidents mais réels, pour faire valoir
des options prenant en compte les multiples - et prévisibles - "dividendes
de la paix". Bref, on a manqué de médiateurs adéquats
agissant au moment opportun. Le moment est-il opportun, aujourd'hui?
Je suis persuadé que oui. En effet, la paix est dans l'intérêt
de tous les protagonistes qui, tous, la désirent - dès lors
qu'elle leur est présentée de manière attrayante. Les
Sahraouis, d'abord. Certes les difficultés de l'exil, les
espoirs déçus de l'impossible référendum et
des rapports avec l'ONU, la lassitude naturelle dans les situations de "ni
guerre ni paix", n'entament pas leur détermination, ni leur
foi en la justesse de leur cause.
Mais, même s'ils affirment leur volonté de reprendre les hostilités
si l'impasse persiste, ils n'ignorent pas qu'une solution militaire est
impossible et sont assez réalistes pour ne pas rejeter un règlement
raisonnable.
Le Maroc, lui, a incontestablement conforté ses positions
militaires depuis la construction de l'imposant "mur" derrière
lequel il peut défendre l'essentiel du "Sahara utile".
Fort du soutien de son opinion, de ses alliances extérieures et du
prestige international de son souverain, le royaume paraît en position
de force. Le temps a travaillé pour lui.
Mais les avantages d'un règlement définitif sont plus sûrs.
Les années qui passent ont également montré les limites
de l'option militaire: on ne voit pas comment, seule, elle pourrait permettre
"d'en finir". Et de faire l'économie d'un effort de guerre
resté considérable, et qui le deviendrait encore plus en cas
de rupture de la trêve. Bien d'autres "dividendes de la paix"
(économiques, diplomatiques, etc.) viendraient conforter les positions
du Maroc dans le monde.
De plus, il semble bien que Hassan II souhaite mettre en ordre les affaires
du royaume avant d'aborder le XXIe siècle. Le règlement du
problème du Sahara ne peut qu'occuper une place importante dans un
tel dessein. Autres pays voisins du Sahara, l'Algérie et la Mauritanie
restent des acteurs incontournables de toute recherche de solution, même
si elles ne se considèrent pas comme parties directes au conflit.
Pour les Algériens, deux points résument leur position
: le soutien à la lutte du peuple sahraoui pour exercer son droit
à l'autodétermination et le fait que l'Algérie ne saurait
se désintéresser de la manière dont sera réglé
le sort d'un territoire et de populations ayant, avec ses propres régions
sahariennes, des liens multiples.
D'aucuns avaient cru qu'après la mort de Houari Boumedienne l'Algérie
allait se désintéresser de cette affaire, " qui se réglerait
d'elle-même". Confortée par la tiédeur (supposée
ou réelle) de son successeur à l'égard d'une cause
qui, disait-on, ne l'avait jamais passionné, cette" prédiction"
a contribué à figer les positions et à retarder la
recherche d'une solution. Pour qui connaît les motivations algériennes,
il reste improbable qu'Alger souscrive à une issue jugée humiliante
pour elle et susceptible d'être assimilée à un "abandon
de la cause sahraouie". Pas plus que la disparition de Boumedienne,
les difficultés intérieures ne semblent pouvoir changer fondamentalement
cette donnée - l'une des constante avec lesquelles on doit compter
si l'on veut bâtir sur des bases solides la recherche de solution.
A moins - ce qu'à Dieu ne plaise - que l'un des deux principaux piliers
du Maghreb ne sombre dans le chaos, ce qui bouleverserait tous les problèmes
de la région, et pas seulement celui du Sahara. Cela dit, et malgré
le "durcissement" prêté au pouvoir autour du président
Zéroual, je suis persuadé que les dirigeants algériens
ne verraient que des avantages à un règlement acceptable par
tous.
Les avantages sont évidents sur tous les plans (économique,
diplomatique, sécuritaire...). Beaucoup de ces avantages viendraient
d'un déblocage de cette dynamique maghrébine, si prometteuse
et populaire naguère, et si vite enrayée. Si le conflit du
Sahara n'est pas la seule cause de blocage, son règlement reste un
préalable à une relance du Maghreb.
La Mauritanie est l'autre voisin très concerné par
le problème sahraoui, même si elle a renoncé à
toute revendication territoriale. Sa sécurité en dépend
largement, ainsi que la qualité de ses relations avec ses voisins
maghrébins. Elle a pour cela choisi une politique sage d'équilibre
et d'ouverture, d'amitié avec tous et de non-alignement sur aucun.
Exercice difficile, mais globalement réussi. On le voit, tous les
protagonistes ont intérêt à trouver un règlement,
de même que leurs partenaires extérieurs. Que manque-t-il pour
que tant de besoin et de désir de paix aboutissent ? Ce qui manque
dans bien des conflits, où la communauté internationale baisse
si souvent les bras, quand elle ne se ruine pas en armadas et en milliards
contre-productifs, alors qu'une simple médiation bénéficiant
d'un soutien moral et politique, et servie par un savoir-faire adéquat,
aurait suffit dans bien des cas.
S'agissant du Sahara, deux pays semblent parmi les mieux placés pour
réussir une médiation: la France et la Mauritanie. La France
est la puissance extérieure qui possède les liens les plus
étroits dans la région. La France de Jacques Chirax a l'avantage
précieux d'entretetnir avec le Maroc de Hassan II une relation de
confiance dont on vient d'avoir une illustration spectaculaire avec la visite
de l'héritier de Moulay Ismael au pays du Roi-Soleil.
Il serait erroné d'en déduire que la France serait ipso facto
disqualifiée aux yeux du Polisario. Celui-ci lui a adressé
des appels eempreints de considération et de confiance pour peu,
dit-il, qu'elle veuille bien tenir son rôle naturel, équilibré
et actif.
Malgré la complexité des relations franco-algériennes,
leur dominante reste la coopération et la solidarité dans
l'épreuve. La Mauritanie, elle, entretient des relations équilibrées
avec toutes les parties. Mais, et c'est là une heureuse complémentarité
avec la position de la France, elle reconnaît le Polisario (tout en
maintenant avec le Maroc de bonnes relations diplomatiques et de coopération
économique, culturelle, etc.). Enfin une médiation franco-mauritanienne
serait facilitée par les excellentes relations qui existent entre
Paris et Nouakchott, les meilleures possibles, puisque sans complexes, entre
un ancien colonisateur et son ancienne colonie. En outre, entre les présidents
Jacques Chirac et Maaouya ould Sid'Ahmed Taya, "le courant passe".
Certes, la France peut hésiter à s'impliquer dans les affaires
maghrébines de peur d'être accusée d'ingérence
"néo-coloniale".
Certes, la Mauritanie n'est pas censée avoir assez de poids pour
forcer l'attention des protagonistes. Mais l'influence n'est pas seulement
affaire de puissance et la Mauritanie occupe en Afrique du Nord-Ouest une
position stratégique telle qu'aucun protagoniste n'a intérêt
à se l'aliéner...
Du reste, la médiation se ferait dans un premier temps dans la plus
grande discrétion et avec l'aval de toutes les parties "concernées
et intéressées".
Le médiateur le plus influent et le plus habile ne peut imposer la
paix. Mais il peut lui donner toutes ses chances. La présenter de
manière "attrayante", c'est la forme - et ce n'est pas
rien. Sur le fonds, la solution sera calibrée au millimètre
près, de telle manière que chacun puisse se dire au bout du
compte :"J'ai obtenu 99% de ce que les rapports de force objectivement
évalués me permettaient d'espérer."
N'est-ce pas là, au fond, tout l'art de la médiation ?
(M. A. B. Miské, ancien ambassadeur de Mauritanie, s'exprime ici
à titre personnel. Nous le remercions de nous avoir autorisé
à reproduire son texte)