OPINION

 

SAHARA OCCIDENTAL : UN TOURNANT DANGEREUX

 par Maurice Barbier *

 Le conflit du Sahara occidental, qui dure depuis vingt-six ans, connaît actuellement un tournant important, qui pourrait se révéler dangereux. En juin 1990, le Conseil de sécurité a adopté un plan de règlement proposé par le Secrétaire général de l'ONU. Ce plan prévoit un référendum d'autodétermination dans ce territoire, la population sahraouie pouvant choisir entre l'indépendance et l'intégration au Maroc. La mise en œuvre de ce plan s'est heurtée au problème de l'identification des électeurs. Malgré diverses difficultés, celle-ci a pu être réalisée pour la totalité de la population concernée, grâce à la médiation habile de James Baker, ancien secrétaire d'Etat américain, spécialement mandaté par le Secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan. Le processus d'identification était achevé à la fin de 1999 et l'ONU a alors publié la liste des électeurs admis à voter, qui s'élève au total à 86.412, sur un nombre total de requérants de 195.589. Mais il y eut ensuite 131.038 recours et presque tous (115.645) ont pour motif l'exclusion de la liste des électeurs.

Le blocage du plan de règlement

En fait, ces nombreux recours conduisent à une nouvelle identification et ils n'ont pratiquement pas de chances d'aboutir, faute de preuves suffisantes. C'est le cas notamment pour certains groupes tribaux, appelés « tribus contestées », vivant dans le sud du Maroc (région de Tarfaya et région d'Ifni, rétrocédées par l'Espagne au Maroc respectivement en 1958 et en 1969). Sur les 51.220 requérants de ces tribus, l'ONU n'a retenu que 2.161 électeurs, ce qui n'est pas étonnant, car, dans leur quasi-totalité, ces populations sont marocaines depuis longtemps et ne peuvent participer à un référendum d'autodétermination au Sahara occidental. En raison de ce grand nombre de recours et du désaccord persistant entre le Maroc et le Front Polisario sur la procédure à suivre pour les examiner, l'application du plan de règlement s'est trouvée bloquée.

En conséquence, James Baker et Kofi Annan en sont venus à douter de la possibilité d'appliquer ce plan . L'idée est alors apparue de chercher une autre solution. Suivant l'avis de James Baker, le Secrétaire général de l'ONU demanda au Maroc de « déléguer une partie de ses pouvoirs pour tous les habitants et anciens habitants du territoire ». Il ajoutait que, en cas de refus de Rabat, il faudrait « commencer à examiner les recours selon une procédure accélérée » (Rapport du 25 octobre 2000, § 30-31). Il exerçait ainsi une forte pression sur le Maroc pour qu'il réalise une décentralisation importante au Sahara occidental. Mais, en fait, il abandonnait le plan de règlement prévoyant un référendum. Il renonçait même à l'idée d'autodétermination et transformait un difficile problème de décolonisation en simple question de décentralisation. En demandant une délégation de pouvoirs « pour tous les habitants et anciens habitants du territoire », il incluait les nombreux Marocains venus s'installer au Sahara occidental depuis 1975 et qu'on peut estimer à 200.000 environ (soit plus du double des Sahraouis autochtones admis à voter au référendum par l'ONU).

 Le projet d'accord-cadre

 Devant l'inertie de Rabat, le Secrétaire général de l'ONU renouvela sa demande d'une manière pressante en février 2001. Dans les mois suivants, James Baker eut plusieurs entretiens avec les autorités marocaines et il mit au point avec elles un projet d' « accord-cadre sur le statut du Sahara occidental », qu'il présenta à l'Algérie et au Front Polisario dès le 5 mai.

Ce projet propose un statut de large autonomie pour le Sahara occidental et maintient le rattachement de ce territoire au Maroc. Il se substitue donc au plan de règlement de l'0NU et conduit à l'abandon du droit à l'autodétermination du peuple sahraoui. Certes, il est relativement généreux concernant la répartition des pouvoirs : la population du Sahara occidental aurait une « compétence exclusive » pour toutes les affaires internes, énumérées avec précision ; de son côté, le Maroc aurait une « compétence exclusive » pour toutes les affaires extérieures (relations internationales, défense, frontières, douanes), ainsi que pour la monnaie et la poste. En revanche, le projet est visiblement insuffisant et même incohérent concernant l'organisation des différents pouvoirs. Il prévoit un exécutif élu pour quatre ans par les personnes identifiées comme admises à voter et figurant sur la liste des électeurs établie au 30 décembre 1999. La composition de cet organe n'est pas précisée et son rôle est très limité. Le pouvoir législatif serait confié à une assemblée élue pour quatre ans par les personnes résidant en permanence dans le territoire depuis le 31 octobre 1998 et par celles inscrites sur la liste de rapatriement au 31 octobre 2000 : la première catégorie d'électeurs englobe les Sahraouis et les Marocains vivant dans le territoire ; la seconde comprend les Sahraouis réfugiés en Algérie ou ailleurs. Les rapports entre l'assemblée et l'exécutif pendant leur premier mandat de quatre ans ne sont pas précisés et rien n'est prévu en cas de divergence ou de conflit, fort probable, entre ces deux organismes, ce qui peut engendrer une grave confusion et même la paralysie du système. Après cette période quatre ans, l'exécutif serait élu par l'assemblée à la majorité de ses membres, ce qui subordonnerait le premier à la seconde et donnerait la prépondérance aux Marocains du Sahara occidental, au détriment des Sahraouis. Enfin, le projet prévoit un référendum sur le statut du Sahara occidental dans un délai de cinq ans, à une date convenue par les deux parties. Et, pour pouvoir participer à ce référendum, il suffira d'avoir résidé en permanence au Sahara occidental durant toute l'année précédente. En raison de la composition du corps électoral, qui comprendrait une forte majorité de Marocains, il ne pourrait s'agir d'un référendum d'autodétermination du peuple sahraoui.

 Le rejet du projet Baker

 Naturellement, ce projet d'accord-cadre est rejeté catégoriquement par le Front Polisario et vivement critiqué par l'Algérie, l'un et l'autre ayant transmis leurs réactions au Secrétaire général de l'ONU. Dans une lettre du 30 mai 2001, le Secrétaire général du Front Polisario affirme son « opposition totale à toute solution qui ignorerait le droit inaliénable du peuple sahraoui à l'autodétermination » et il réitère son « attachement au plan de règlement » de l'ONU visant à organiser un référendum d'autodétermination. Le Front Polisario ne fait aucun commentaire sur le projet d'accord-cadre, puisqu'il le rejette par principe. En revanche, il formule diverses propositions pour faciliter l'application du plan de règlement. En particulier, il accepte que tous les recours reçus (131.038) soient examinés, à condition d'appliquer les critères et les procédures observés pour l'identification. Il rappelle aussi que le Conseil de sécurité a le pouvoir et les moyens d'assurer le respect des résultats du référendum.

Quant à l'Algérie, elle ne rejette pas d'emblée le projet d'accord-cadre et elle l'examine d'une manière détaillée dans un aide-mémoire remis à l'ONU le 22 mai 2001. Mais cela la conduit à en faire une critique méthodique, qui équivaut pratiquement à un rejet. Tout d'abord, en effet, elle souligne que ce projet « s'éloigne considérablement de la démarche » suivie jusqu'ici, c'est-à-dire celle du plan de règlement. A ses yeux, ce projet ignore les principes essentiels de l'ONU en matière de décolonisation, à savoir l'autodétermination et la libre expression du peuple concerné. En fait, il « privilégie une seule approche, celle de l'intégration du Sahara occidental au Royaume du Maroc », au détriment de l'autre voie, celle du plan de règlement. L'aide-mémoire algérien examine ensuite les diverses propositions du projet et montre qu'elles créent un déséquilibre entre les deux parties et qu'elles favorisent la solution d'intégration, en visant à entériner et à pérenniser la situation actuelle. Sa conclusion est parfaitement claire : « Dans ce projet, tout concourt avec une certaine cohérence à faire prévaloir, par l'effet d'un choix délibéré de départ, la solution d'intégration » (§ 16). Pour l'Algérie, cette démarche n'est pas conforme aux résolutions du Conseil de sécurité et elle aboutit à la disparition de la spécificité sahraouie et de la notion même de peuple sahraoui. En réalité, dit-elle, « ce projet entérine l'occupation illégale du territoire sahraoui et constitue une chronique d'une intégration programmée en violation de la légalité internationale ». C'est pourquoi l'Algérie invite James Baker à chercher une autre solution et propose de revenir à l'application du plan de règlement.

Avec ce projet d'accord-cadre, le problème du Sahara occidental se pose d'une manière nouvelle et le Conseil de sécurité a défini sa position à ce sujet dans une résolution du 29 juin 2001, adoptée à l'unanimité mais après de vives discussions. Il soutient clairement ce projet et il invite « toutes les parties » (ce qui inclut l'Algérie et la Mauritanie) à l'examiner, en le modifiant éventuellement. Il les invite aussi à examiner « toute autre proposition de règlement politique ». Mais il continue à appuyer le plan de règlement en vue d'un référendum d'autodétermination et il affirme que les propositions du Front Polisario visant à faciliter son application seront également examinées. Désormais, trois voies sont donc ouvertes pour résoudre cette question.

 La nécessité de l'autodétermination

 Ainsi, sous l'influence de James Baker, l'ONU s'est clairement orientée vers une nouvelle approche du problème du Sahara occidental. Devant l'impossibilité d'appliquer le plan de règlement et d'organiser un référendum d'autodétermination en raison des exigences abusives de Rabat concernant la composition du corps électoral, elle envisage une autre solution consistant à accorder au territoire une large autonomie dans le cadre du Maroc. Mais cette formule ne saurait être satisfaisante et on comprend qu'elle soit rejetée par le Front Polisario et l'Algérie, qui ont réaffirmé leur position en juin et juillet 2001, puis à la fin d'août lors d'une rencontre avec James Baker. En effet, elle nie le problème de décolonisation qui est posé depuis 1975 et méconnaît l'existence du peuple sahraoui et son droit à l'autodétermination. Le projet d'autonomie du territoire ne correspond nullement à l'autodétermination demandée par l'ONU depuis 1966, dans une résolution d'ailleurs votée par le Maroc. Il viole ouvertement un principe fondamental et un droit inaliénable affirmés constamment par l'ONU. Il consacre l'occupation illégale du Sahara occidental par le Maroc et la présence de nombreux Marocains, en donnant la primauté à la force sur le droit au mépris de la justice. Il assure l'intégration de ce territoire au Maroc et refuse au peuple sahraoui son droit à l'autodétermination.

En fait, il y a là un déni de justice et même une trahison flagrante de la part du Secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, et de son mandataire-conseiller, James Baker, qui a cessé d'être impartial et a perdu désormais sa crédibilité. Le Conseil de sécurité s'est montré beaucoup plus prudent dans sa dernière résolution, car, s'il soutient le projet d'accord-cadre, il n'abandonne pas le plan de règlement. Dans ces conditions, il revient à l'Assemblée générale de l'ONU, actuellement en session, de rappeler qu'il s'agit d'un problème de décolonisation et que le droit à l'autodétermination doit s'exercer d'une manière libre et authentique. En d'autres termes, il convient de renoncer au projet inacceptable de James Baker et de donner les instructions nécessaires à un Secrétaire général qui s'est visiblement égaré sous l'influence d'un conseiller devenu trop partial.

On ne saurait dire qu'il est impossible d'appliquer le plan de règlement et d'organiser un référendum d'autodétermination. En réalité, c'est le contraire qui est vrai. En effet, on est presque parvenu au terme du processus d'identification des électeurs : à la fin de 1999, tous les requérants ont été identifiés et la liste des électeurs était établie. Il ne reste plus qu'à examiner les recours, certes très nombreux. Mais cette dernière opération est tout à fait possible et peut être réalisée dans un délai raisonnable (environ une année). D'ailleurs, James Baker et Kofi Annan ont évoqué cette éventualité pour faire pression sur le Maroc. De plus, la Commission d'identification de l'ONU, qui a accompli un excellent travail, a tous les moyens d'achever son œuvre et elle a fait des préparatifs à cet effet. Il convient donc de procéder à l'examen des recours sans tarder davantage et d'organiser le référendum d'autodétermination attendu depuis dix ans. On ne peut objecter que le Maroc refuse ce référendum, dont il sait que les résultats ne lui seront pas favorables, car le droit du peuple sahraoui à l'autodétermination est inaliénable et imprescriptible. Il s'impose à tous, y compris au Maroc, et l'accord de Rabat n'est pas nécessaire à l'exercice de ce droit par un référendum libre et authentique. C'est la mission et l'honneur de l'ONU de faire respecter ce droit, en achevant correctement ce qu'elle a commencé.

 * Maurice Barbier est maître de conférences de science politique à l'Université Nancy-
II et auteur du livre Le conflit du Sahara occidental (L'Harmattan, 1982).

Janvier 2002


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