TRIBUNE DE GENËVE
18.09.2003

à contre-courant

Du désert aux Caraïbes, les déportés du Sahara

Les enfants étaient séquestrés, élevés à l'écart de tout contact dans la perspective de l'homme nouveau du socialisme. Pas question de les rapatrier avant que le greffon ait pris sur eux.

ANTOINE MAURICE

Fatimetou Mansour est née il y a trente ans dans les territoires marocains du sud. Dès son plus jeune âge, ses parents l'ont emmenée à Tindouf, là où ont été rassemblés les combattants du Front Polisario. pour mener pendant des années des actions de guérilla contre le Maroc. Le Front Polisario est la structure politique et militaire qui, avec l'aide de l'Algérie, réclame les droits d'un peuple sahraoui et d'un Etat qui serait aménagé dans les territoires actuellement marocains. Ceux-ci sont contestés depuis la décolonisation de cette région par l'Espagne en 1976. L'ONU se casse 1es dents depuis des décennies sur ce problème qui devrait être résolu par un référendum.

En 1982 Fatimetou est séparée de ses parents et de sa famine et envoyée à Cuba avec un contingent de 600 enfants sur un vieux paquebot soviétique. Les autorités du Polisario qui organisent le voyage racontent n'importe quoi aux enfants. Ils partent pour de grandes vacances, pour échapper provisoirement au sort rude des combattants. Ils reviendront régulièrement chez eux. On ne leur parle à aucun moment de séparation.

En fait Fatimetou va vivre douze ans avec ses camarades d'exil à Cuba dans un internat sur l'île des Pins, rebaptisée en 1985 «île de la Jeunesse». Ils sont d'albord quelques centaines, puis deviendront au fil des années plusieurs milliers, regroupés garçons et fil1es, dans des établissements spéciaux. Cuba mène dans ces années-là une grande politique africaine qui le conduira à intervenir dams la guerre civile angolaise.

Les enfants sont donc les hôtes involontaires du pouvoir cubain, grand frère autoproclamé d'une internationale tropicale et socialiste. Aux côtés de Fatimetou se trouvent donc de nombreux petits Angolais, Namibiens et d'autres encore.

Elle raconte aujourd'hui à Genève cet improbable déracinement d'une enfant du désert dans l'île caraïbe. «On recevait l'éducation, le vivre et le couvert. Il m'a fallu apprendre l'espagnol et désapprendre le peu d'arabe que je savais au départ. L'enseignement était formateur: mais très idéologique. Le matin, nous avions cours, l'après-midi on travaillait le plus souvent aux champs sur la canne ou d'autres cultures. En fin de semaine, puisqu'il fallait bien nous occuper, de grandes séances d'endoctrinement idéologique nous étaient dispensées, dans. l'esprit du marxisme fidéliste de l'île. Pour le cas où cela n'aurait pas suffi, on nous astreignait aussi à l'exercice militaire en vue de nous mettre au service du Sahara.» En réalité, les enfants étaient séquestrés, élevés à l'écart de tout contact dans la perspective de l'homme nouveau du socialisme. Pas question de les rapatrier avant que le greffon ait pris sur eux.

La vie était fruste. On ne sortait pas de l'île, la nourriture suivait les fluctuations des embargos américains dictant les crises alimentaires successives et de grosses faims chez les enfants prisonniers. L'internat était des plus rudimentaires. «On n'avait pas d'argent de poche, l'injustice régnait entre une poignée de surveillants, les chefs de cellules qui recevaient les cadeaux d'une prétendue aide internationale, et la ribambelle qui n'avait rien.»

Fatimetou et Saadani, rencontrée elle aussi à Genève, ont été des privilégiées. Grâce à leur mérite scolaire elles ont été envoyées à l'Université cubaine, enfin sorties de l'île des Pins pour des études supérieures. Mais là encore, racontent-elles, la cellule et la cheffe sur le modèle maoïste (une étudiante sahraouie chargée de mission) continuaient à les surveiller et à leur demander des comptes.

Dans les années 1990, elles finirent par être renvoyées à Tindouf, aucun enfant ou presque ne reste à Cuba définitivement. De retour après douze ans et une enfance détournée, Fatimetou a revu sa mère. Elle s'est ensuite échappée au Maroc qui l'a accueillie comme une enfant perdue.

La jeune libérée n'en veut pas à Cuba. Il y a eu tout le bénéfice scolaire et universitaire, la chaleur du peuple cubain lorsqu'elle le rencontra enfin à l'Université. Mais des larmes de rage jaillissent quand elle pense au Polisario et à leurs enfances détournées.

Ces milliers d'enfants ont été déportés, il n'y a pas d'autre mot. L'histoire est restée cachée pendant vingt ans. Sans doute à cause de l'image favorable de Cuba dans les médias et chez les intellectuels des pays qui pouvaient dénoncer un tel abus. Une des premières organisations à la mentionner fut l'Unesco dans un rapport en 1999, honneur à son efficacité. Depuis deux ans, les réchappés de l'île témoignent comme Fatimetou avec l'aide du Maroc devant la Commission des droits de l'homme à Genève. En attendant, les camps de Tindouf continuent, et la déportation des enfants. La chaîne grinçante mais bien rodée de «l'amitié socialiste» poursuit son oeuvre.


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